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Par Marcelle Tinayre
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Eclairée ainsi, elle rC appartient qu'au plus digne, au
méritant, au Juste, à Vhomvie surtoîit des œuvres fortes,
oii son père lui apprend à voir la hatite beauté, je veux
dire la justice héroïque.
MICHELET: La Femme.
HELLE
I
MON enfance apparaît dans ma mémoire
comme ces paysages d'aube où quelques
cimes, émergeant de la vapeiu qui flotte sur les
vallons et les plaines, semblent suspendues entre
terre et ciel. Ainsi devant moi se lèvent confusé-
ment les images du passé, éparses, resplendissantes,
à travers un brouillard d'aurore...
C'est une plaine de la France méridionale, un
vaste horizon fermé par des coteaux. C'est une
rivière qui roule des eaux jaunes entre des pâtu-
rages, des bruyères, des châtaigniers. C'est vme
ville toute en briques roses, dominée par un clocher
roman. C'est la maison où j'ai vécu, orpheline,
près de ma tante Angélie de Riveyrac et de son
frère Sylvain.
Nous habitions, hors ville, sur la lisière des
bois, un petit domaine qu'on appelait pompeuse-
ment : la Châtaigneraie.
68
8 HELLÉ
La grille du jardin s'ouvrait pour le facteur,
pour les métayers, pour les pauvres hères du
grand chemin. Jamais les gens de la ville, bour-
geois ou fonctionnaires, n'en franchissaient le
seuil. Trois ou quatre fois l'an, mademoiselle de
Riveyrac, en chapeau de dentelle noire, en châle
de cachemire, louait une berline chez un voiturier
des environs. Elle m'enmienait à plusieurs lieues,
dans des châteaux délabrés, chez de vieilles p'arentes
cérémonieuses que mon oncle appelait <<. les com-
tesses d'Escarbagnas ». Elles demandaient des
nouvelles de M. Sylvain, citaient les aUiances
entre hobereaux du voisinage, et m'offraient une
goutte de marasquin, des biscuits et des images
religieuses que mon oncle brûlait au retour.
A Castillon, l'oncle Sylvain passait pour un
original. Le clergé l'avait mis à l'index. Il n'en-
trait jamais dans aucune église ; il ne fréquentait
aucun notable du pays, et certains disaient qu'il
écrivait des ouvrages contre la sainte religion.
Par contre, les francs-maçons de la ville voyaient
fort mal mademoiselle de Riveyrac, cette vieille
fille noble, avare — prétendaient-ils — qui faisait
bon accueil aux fermiers, tutoyait les domestiques
et refusait de recevoir les commerçants enrichis,
parce que, disait-elle, elle ne se commettait pas
avec des espèces.
Nul écho de ces commérages ne vint jamais
HELLÉ 9
jusqu'à moi. Je me revois à cinq ou six ans. Mon
univers est peuplé d'animaux familiers, de poupées
que je berce, de fleurs naines que je cultive. Dans
ma petite vie d'enfant, aussi complexe que la
vie des hommes, aussi féconde en émotions, les
tiroirs clos représentent le Mystère, les confitures,
le Péché, la porte fermée du jardin ouvre sur
l'Infini et l'Inconnu, et le disque argenté d'eau
frémissante, aperçu parfois au fond du puits, sous
un cercle de mousse humide, me donne la sensation
du danger.
Sommes-nous riches ou pauvres ? Je l'ignore.
Mes désirs d'enfant sont comblés, et les. camélias
rouges plantés dans la laine verte du tapis, les
bonnets grecs des lampes, la gaze des rideaux
brochée de chimériques fleurs, me plaisent comme
des signes d'opulence. Tante Angélie se tient
ordinairement au premier étage, dans sa chambre
meublée d'acajou ancien où le jour pâlit, tamisé
par les mousselines, où la grande commode Empire,
caphamaûm mystérieux, exhale un arôme de
lavande, d'éther et de chocolat. Il y a de tout dans
cette commode : des dentelles jaunies, des bijoux
d'aïeules, des liasses de vieilles lettres, des parois-
siens fanés, dont la reliure noire sent la moisissure
et l'encens.
Assise auprès de la fenêtre, tante Angélie rac-
commode le linge entassé dans un panier. L'em-
10
HELLÊ
bonpoint, qui déforme sa taille, a respecté les
lignes pures et précises de son profil. Elle a le
nez droit, la bouche mince, les sourcils à peine
indiqués d'une impératrice latine, mais la mélan-
colie lamartinienne, grâce de sa jeunesse, alanguit
encore ses yeux bleus. Des boucles encore bnmes
glissent de ses tempes à son cou.
— Va jouer, petite, me dit-elle. Et, surtout,
pas de bruit dans le corridor !
Je descends à petits pas. Il ne faut pas déranger
mon oncle qui travaille dans le vaste salon du
rez-de-chaussée, interdit à tous. Cinq ou six fois
peut-être, j'ai entrevu, par la porte entre-bâillée,
des rayons chargés de livres, une grande table,
un pupitre, un harmonium et deux bustes de
plâtre blanc, dont les yeux sans prunelles m'ef-
fraient par leur regard intérietir.
Le travail mystérieux de mon oncle m'inspire
de l'inquiétude et du respect. Je saurai plus tard
que M. Sylvain de Riveyrac est un savant, un
helléniste « distingué », comme disent les dic-
tionnaires. Méprisant les titres, les fonctions, les
Académies, il réahse au fond de sa province le
rêve d'une vie hère, stoïque et paisible, consacrée
aux lettres qu'il aime d'un fervent amour.
n
J'avais huit ans, quand ma tante s'ouvrit à son
frère de ses projets sur mon éducation. Ne con-
venait-il pas de me mettre dans un pensionnat —
si le couvent effrayait mon oncle — puisque M. de
Riveyrac était trop occupé, mademoiselle Angélie
trop souffrante, pour diriger mes études ?
— Dans un pensionnat ? s'écria mon oncle.
Vous voulez mettre cette petite dans une de ces
usines d'abêtissement où elle apprendra à rougir,
à faire la révérence, à jouer d'ineptes musiques et
à dissimuler sa pensée comme une coquette de
trente ans? Je m'y oppose, par droit de tuteur.
Hellé restera chez nous. Si notre frère m'avait
laissé un garçon, celui-ci n'aurait pas d'autre
précepteur que moi-même. A notre petite nièce,
un minimum de connaissances suffira, à moins
qu'elle ne révèle des aptitudes extraordinaires.
Croyez-moi, Angélie, l'éducation doit former des
êtres harmonieux. Les esprits sont pareils aux
plantes sauvages qui cherchent d'elles-mêmes
l'ombre et le soleil qui leur convient.
12 HELLÊ
Il caressa mes cheveux, et une tristesse passa sur
son beau visage, qui reproduisait avec une ampleur
virile les traits corrects de mademoiselle Angélie.
— Ah ! si tu étais un garçon, petite Hellé !
Il trahissait le secret chagrin de son existence :
j'étais la dernière des Riveyrac. Avec moi, le nom
devait disparaître. Tante AngéUe conservait bien
quelque orgueil nobihaire, mais l'oncle Sylvain
était inaccessible au préjugé. Il songeait seulement
que mon sexe restreignait les pouvoirs de sa
paternité spirituelle.
Mon oncle était né dix ans après le mariage de
ma grand'mère, alors que cette femme, étroite-
ment et passionnément religieuse, déplorait sa
stérilité comme une malédiction. Persuadée qu'elle
recevait de Dieu une grâce particulière, madame
de Riveyrac, dans un transport de joie reconnais-
sante, avait voué au service de Dieu le fils tant
désiré. La naissance de deux autres enfants n'avait
pu modifier sa détermination, ma grand'mère
croyant que le Seigneur la récompensait ainsi de
son sacrifice. Mais, quand Sylvain de Riveyrac
quitta le petit séminaire, il manifesta sa volonté
de \âvre dans la retraite et d'abandonner sa part
d'héritage au frère qu'il chérissait. Mon aïeule,
qui se réjouissait de le voir prêtre, puis évêque,
ressentit un vif chagrin. Elle se consola en pensant
que la bizarrerie de Sylvain — et son désintéresse-
HELLÉ 13
ment — permettraient un meilleur établissement
au jeune frère, mademoiselle Angélie Riveyrac
désirant ne point se marier. L'aîné des Riveyrac
cloîtra sa vie dans Tétude et la méditation. Pendant
vingt ans, les jalousies et les méchancetés de la
petite ville expirèrent au seuil de son logis. Enfermé
avec ses livres, parmi les moulages et les gravures
qui reproduisaient ses chefs-d'oeuvre préférés, il
traduisait Aristote, commentait Lucrèce, sans souci
des gloires officielles, satisfait seulement d*être en
correspondance avec quelques illustres savants
européens. La mort de mon père, mon arrivée à
la Châtaigneraie avaient été les seuls événements
de son existence.
Mon oncle avait dépassé cinquante ans. Il
commençait à moins aimer sa solitude, car cet
homme sans faiblesse n'était point dépourvu de
sensibilité. Tante Angélie, douce et bornée, avait
embaumé sa vie d'une discrète amitié ; mais,
atteinte d'une grave maladie de cœur, elle pouvait
disparaître. Et lui, à Castillon, n'avait pas d'amis.
A l'âge, où l'homme, affranchi de l'amour, sent la
joie et l'orgueil de la paternité, mon oncle eût
rêvé de modeler une âme sur son grave et pur
idéal. Femme, je lui échappais par ce qu'il appelait
l'infirmité de mon intelligence, par la destinée
que m'imposait la société. Mes grâces enfantines
consolaient mal sa tendresse frustrée.
14 HELLÉ
Tante Angélie m'indiqua les lettres du bout
d'une aiguille à tricoter ; quelques semaines après,
je savais lire. Bientôt l'alphabet puéril fut délaissé.
Au hasard, passionnément, je lus tout ce qui me
tombait sous la main.
J'avais vécu huit ans d'une vie inconsciente,
sans accidents, presque sans souvenirs. Auctme
maladie n'avait appauvri ma sève, éveillé la
morbide nervosité qui rend effrayants les enfants
précoces. J'avais l'âme heureuse et libre du petit
faune, lâché à travers la nature, où se satisfaisaient
tous ses instincts. Je pouvais grimper sans effort
jusqu'à la fourche des figuiers, sauter les fossés,
^ courir pendant des heures, nu-tête, Isous la brûlante
^ caresse du soleil. Mes épaules étaient larges, mes
yeux d'un gris nuancé d'émeraude. Il y avait des
reflets d'or dans la soie châtain tendre de mes
cheveux.' Partout on me regardait avec le plaisir
que suscite la vue d'un enfant frais et robuste.
Mais, ignorante des petites manières qu'on enseigne
aux filles bien élevées, je ne savais ni sourire, ni
répondre, ni montrer mon esprit, en récitant des
phrases serinées à l'avance. Je ne faisais pas grand
honneur à ma tante, et les «comtesses d'Escar-
bagnas » l'en blâmaient un peu.
Soudain, ce fut la seconde naissance, l'inou-
bliable initiation. Les livres, agrandissant mon
imivers, me révélèrent le monde du rêve. Les mots
HELLÊ 15
mêmes, par le hasard de leur assemblage, s'ani-
mèrent d'une vie que je ne soupçonnais pas. Ils
furent la couleur, la musique, le parfum. Déjà
sensible à la cadence des vers, à l'écho des rimes,
je pressentis une beauté d'ordre inconnu, étrangère
au sens même des phrases que je lisais et dont
certaines me semblaient si douces, avec leurs
consonnes liquides et leur syllabes féminines, que
je les répétais tout haut, pour m'enchanter.
J'avais découvert dans le grenier, un vieux volume
de l'Odyssée et un tome de Lamartine, qui portaient
sur leur reliure rouge cette inscription : «Lycée
de X... » dans une couronne de laurier presque
effacée. La médiocre traduction abondait en
platitudes et en fausses élégances ; mais le charme
divin du vieil Homère persistait dans les récits,
naïfs comme des contes de nourrice, dans le retour
des épithètes merveilleuses qui hantaient mon
imagination. J'ignorais la géographie et l'histoire,
et je n'étais pas même sûre que la Grèce existât
ou eût existé. Pourtant je la parcourais, créant
des cités fabuleuses, des grottes, des plages, des
mers, où je plaçais mes héros familiers. A peine,
aujourd'hui, puis-je reconstituer ce travail spon-
tané de mon intelligence enfantine, qui ne me coû-
tait nul effort.
Pendant une année je ne fis rien autre chose
que de relire ces deux volumes, écrire, barbouiller
ï6 HELLÊ
quelques dessins. Parfois, je m'amusais à redire
tout haut, sur un mode instinctif de mélopée, les
vers qui me plaisaient davantage, ces grands vers
lamartiniens que j'aimais pour leur cadence noble
et leurs mélancoliques sonorités. Puis, peu à peu,
je les modifiai, je les adaptai à mes sensations
d'enfant ; je répétai, à mon insu, pour exprimer
ma joie devant la nature, les premiers balbutie-
ments rythmiques de l'humanité. Qu'ils me sem.-
blent lointains, ces après-midi d'éclatant azur,
où je ne voyais d'autres bornes à mon univers
que les murs du jardin immense, patrie des fruits
vermeils et des fleurs, décor unique dont le thème
étemel subsistait en mes plus vagues imaginations.
Sous le figuier aux feuilles veloutées, entre les
bardanes énormes et les bourraches sauvages
qui épanouissent des étoiles bleues sur leurs
grosses tiges hérissées d'un duvet d'argent, la
petite Hellé apparaît dans mes souvenirs, laissant
chanter son âme balbutiante...
C'est là que mon oncle me surprit un jour.
Il m'écouta longtemps, caché entre les basses
branches ; puis, quand je m'enfuis, toute confuse,
il ramassa le li\Te oublié.
Le soir, après le repas, il me dit :
— Qui t*a donné ce livre, Hellé ?
— Personne, mon oncle. Je l'ai trouvé, il y a
longtemps.
HELLÊ 17
— Tu l'as lu ?
— Oui, mon oncle.
— Peux-tu me raconter ce que tu as lu ?
Je mêlai les Sirènes aux Cyclopes, Nausicaa
à Circé et le bon roi des Phéaciens aux méchants
prétendants de Pénélope. Mon oncle m'écoutait
avec une attention extrême. Enhardie, je lui récitai
la première strophe du Vallon. Il parut troublé.
— C'est extraordinaire, en vérité ! dit-il à tante
Angélie, qui redoutait une remontrance paternelle.
Cette petite a le sens de la poésie. Je l'entendais
chanter toute seule. L'assonance, la mesm-e, un
essai de rythme, paraissent dans ses chansons
d'enfant. Comment peut-elle se plaire à répéter
des vers qu'elle ne comprend pas ? Et comme elle
a su choisir, dans l'épopée homérique, les épisodes
les plus caractéristiques !
Après deux ou trois expériences analogues,
.l'oncle Sylvain déclara qu'il se chargeait de mon
éducation.
Pour M. de Riveyrac, mon enfance représentait
exactement l'enfance de l'humanité. Au lieu de
fatiguer avec des dates, des axiomes, d'inutiles
détails, ma souple et docile mémoire, il suivit
l'indication naturelle et m'instruisit par une habile
série de leçons de choses, puis par la légende,
par la poésie, par le chant.
Peu nombreuses furent mes heures de travail,
i8 HELLÊ
lecture, écriture, exercices de calcul et de dessin.
Mon oncle ne me laissait jamais m'achamer contre
les dif&cultés rebutantes, et, sans me donner la
solution ou l'explication que je cherchais, il me
mettait adroitement sur la voie. La plupart du
temps, j'emportais mon livre au jardin ; mais,
par les jours froids ou pluvieux, il ni'était permis
de m'installer dans un coin de la bibliothèque.
Je revois encore la vaste pièce à boiseries brunes,
où des livres, des livres et encore des livres cou-
vraient les murs. Je n'ai pu oublier son atmosphère
spéciale, l'odeur des reliures anciennes, la poussière
accumulée sur les moulages. De chaque côté de
la cheminée, deux bustes en plâtre, aux prunelles
vides, représentaient Homère et Platon. Sur un
panneau, entre les médaillons de Gœthe et de
Schiller, il y avait un fragment des frises du
Parthénon et une grande photographie d'après
la fresque de Raphaël, l'École d'Athènes. Entre
les deux fenêtres, une vitrine protégeait une petite
Pallas en terre cuite, provenant des fouilles d'Olym-
pie.
Debout devant son pupitre, mon oncle écrivait.
Un reflet éclairait à revers son profil romain, les
pointes de son col très haut, sanglé d'une cravate
noire, ses cheveux gris ramenés en touffe sur le
sommet du crâne. Dès que quatre heures avaient
sonné, il posait la plume. Je mettais mon chapeau
HELLÉ 19
de paille et, soit à travers champs, soit au jardin,
le long des espaliers, lourds de leurs trésors, je
racontais ma lecture, que mon maître commentait.
L'oncle Sylvain haïssait l'éducation purement
livresque des écoles, qui substitue des procédés
de mnémotechnie à la réflexion, au raisonnement,
à l'expérience. La nature lui semblait la première
éducatrice de l'enfant, celle qui, par la révélation
de ses lois, nous accoutume de bonne heure à
considérer d'un œil pur et d'un cœur tranquille
les phénomènes de la vie et de la mort. La merveille
de la plante, sa structure, sa renaissance par la
graine et le fruit, devaient me préparer à l'étude
de l'animal et de l'homme, de telle sorte que, par
des analogies peu à peu découvertes, je puisse
arriver sans trouble à la connaissance de leur
organisme et de leurs fonctions. Ces petites pudeurs
des jeunes filles, ces demi-ignorances, ces curiosités
mal réprimées, ces fausses ingénuités, que cultivent
avec orgueil les familles et les institutrices, parais-
saient ridicules et méprisables à M. de Rive3n:ac.
H ne croyait pas qu'il fût jamais bon de faire un
mystère forcément impur de choses naturellement
pures, et qui s'avilissent par l'idée vile qu'on s'en
fait.
A l'étude de la nature, mon oncle adjoignit
l'étude de l'histoire. Il divisa en trois périodes les
années qu'il voulait consacrer à mon instruction.
20 HELLÉ
mesurant à la force de mon cerveau la qualité
de Taliment intellectuel. Lui-même se comparait
à une mère qui fait peu à peu succéder au régime
lacté du premier âge les nourritures végétales,
puis les viandes fortifiantes et réparatrices. Je
parcourus d'abord le cycle des légendes, ravie
par les récits naïfs tirés de la Bible, d'Hérodote,
de l'Odyssée, de l'Éducation de Cyrus. Plutarque me
fut permis ensuite, avec les historiens proprement
dits, et, vers la fin de mon adolescence, l'oncle
Sylvain me fît connaître les principaux systèmes
de philosophie et l'évolution des dogmes religieux.
Pour compléter mon éducation morale, com-
mencée par la révélation des lois nécessaires de
la nature, l'oncle Sylvain pratiqua la méthode
socratique, afin de développer et de rectifier mon
jugement. Il s'efforçait d'unir indissolublement
dans ma pensée l'idée de la Beauté à l'idée de la
vertu, et ne me disait point : « Ceci est mal », mais :
« Ceci est laid », certain que le bien, comme le
beau, est une harmonie. Mais il haïssait la morale
conventionnelle, les mensonges sociaux, les pré-
jugés. Il se considérait comme un vieux philosophe,
chéri d'Athéné, déesse de la raison et de la mesure,
et lui consacrant une vierge saine et sage, instruite
par ses soins.
Une telle éducation ne comportait ni petits
talents, ni gentillesses. Elle parut même,- en
HELLÉ 21
disciplinant mon imagination, refréner ma sen-
sibilité. Ma tante déplora de ne point trouver en
moi, vers la quinzième année, ces émotions ner-
veuses, ces attendrissements qu'elle aimait comme
l'indice d'une nature poétique. M. de Riveyrac
dédaigna de lui expliquer que cette hâtive éclosion
du sentiment, provoquée par la religiosité et le
premier trouble des sens chez les précoces adoles-
centes de notre époque, n'est aucunement normale
ni salutaire. Il réprimait l'exaltation qui eût
déplacé les lignes de la statue qu'il taillait lente-
ment, pareille à son idéal. Le jour où il surprit
entre mes mains une Vie de Sainte Catherine,
prêtée par ma tante, il entra dans une colère qui
nous fit trembler.
— Que je ne trouve plus ici ces monstruosités
barbares ! cria-t-il en jetant le livre par la fenêtre.
Il ne manquerait plus que de voir Hellé porter
des scapulaires, réciter des chapelets et croire aux
démons. Une fille que j'ai élevée comme mon
propre fils ! On voudrait en faire une sournoise,
une abêtie, un gibier de confessionnal !
Ma tante n'osa plus me disputer à mon cher
et terrible maître. Mais, sachant que je n'avais
point fait ma première communion, les «com-
tesses d'Escarbagnas » cessèrent de nous voir.
Les années coulèrent, toutes pareilles. J'avais
seize ans quand ma tante m.ourut.
III
Si nous n'avions pas eu notre servante Babette,
nous nous serions trouvés, l'oncle et moi, dans un
embarras terrible. J'étais beaucoup trop jeune
encore pour diriger la maison, et, bien que j'eusse
traduit les Économiques, je ne voyais aucun in-
térêt à ces détails de ménage dont Xénophon pre-
nait souci. L'oncle Sylvain était l'homme le
moins pratique qui fût au monde. J'ignorais la
valeur de l'argent. Avec son autorité de vieille
servante bourrue et fidèle, Babette intervint :
— Monsieur, dit-elle, il faut que vous donniez
des vacances à mademoiselle Hellé. Comment
fera-t-elle, quand elle aura un mari et des enfants,
si elle ne sait ni coudre un bouton, ni faire cuire
une côtelette ? Elle se mariera, un jour...
— Peut-être...
— Comment, peut-être, interrompit Babette
d'un air indigné. Il y a assez de jeunes messieurs
dans la ville...
— Ces crétins, ces idiots, ces ânes ! interrompit
HELLÊ 23
Toncle Sylvain. Ah ! par exemple, je voudrais bien
voir que ces animaux-là vinssent me demander
Hellé !...
— Eh ! monsieur, fit Babette, ne criez pas si
fort. Si vous croyez que mademoiselle sera facile
à marier !... Mademoiselle est gentille ; elle a du
bien ; elle est née. Mais vous lui avez appris trop
de jargons. Ça fera peur au monde.
L'oncle se prit à rire.
— Sois tranquille, Babette. J'ai mes projets.
Il me fut donc permis de m'occuper de la maison,
sous la direction de Babette. Une année encore
passa.
Octobre finissait. Mon oncle semblait plus
méditatif que de coutume. Un jour, le facteur lui
apporta une lettre qu'il parcourut avec satis-
faction.
— Hellé, me dit-il, viens au jardin ; j'ai à te
parler.
C'était un de ces après-midi d'automne où les
vibrations atténuées de la lumière laissent aux
coideurs une franchise inconnue dans les mois
ardents. Les arbres mordus par les soleils d'été,
les vergers frappés de rayons obliques, le ciel
vaporeux semblent apparaître à travers un
cristal teinté d'or. Ce jour-là quelques poires
meurtries pendaient au ras des espaliers ; les
figuiers secouaient leurs figues violettes, qui tom-
24
HELLÉ
baient dans l'herbe avec un bruit doux et mon-
traient, en se fendant, une ligne de pulpe car-
minée. Au-dessus de nos têtes, aux arceaux des
treilles rougies, la vigne suspendait des thyrses
de raisin noir. Q)mme il avait plu pendant la nuit,
une odeur amère montait des feuilles accumulées
contre les bordures de buis humide.
Nous marchions entre les dahlias, qui dépliaient
au soleil la gaufrure de leurs fraises jaunes. Mon
oncle était triste. Il contemplait le jardin et la
maison qui avaient borné ses mouvements et ses
regards pendant que l'étude élargissait à l'infini
le domaine idéal de ses songes. Et, la main posée
sur mon épaule, il dit tout à coup :
— Il faudra quitter tout cela.
J'eus un geste de surprise. Il continua :
— Nous aUons partir pour Paris, ma chère petite.
Tu as dix-huit ans. Tu es presque une femme.
N'es- tu pas, déjà, bien supérieure à tes aînées,
espèce frivole au cerveau d'enfajit, aux gentillesses
de singe ? Je ne regrette pas de m 'être dévoué à
toi, entièrement. En te voyant grandir et fleurir
selon mes vœux, j'ai connu ce que le sentiment
paternel a de plus doux et de plus rare. J'ai été
ton père, ton maître, ton éducateur. Tu as. pu
croire, mon enfant, que j'étais égoïste en te gar-
dant près de moi, en retranchant de ta vie les
amusements familiers aux jeunes filles de ton âge.
HELLE 25
Je t'ai même, assez brutalement, reconquise sur
ma pauvre sœur. Mais il fallait, pour achever mon
œuvre, écarter de toi les contagions morbides, les
puérilités mondaines, un mysticisme néfaste à la
raison. Je t'ai modelée sur l'immortelle et gra-
cieuse image d'Hypathie.
— Ah ! m'écriai-je, je suis bien heureuse d'avoir
trouvé un père tel que vous.
Il sourit.
— Pourtant, mon Hellé, je vieillis, et je n'attein-
drai pas l'âge du Centaure, éducateur d'Achille,
que je devrais prendre pour patron. Je tremble
de te laisser seule ici. Les gens de ce pays sont des
barbares. Ils ne comprennent ni l'ordre ni la beauté,
mais ils ont un sens grossier de la grâce qui te
vaudrait l'injure de leur amour. Il faut partir,
ma chère fille. Il faut que tu connaisses la vie et
les hommes pour choisir ton compagnon. Je le
sais, ma petite, tu ne tiens pas à grossir de ta dot
les rentes d'un boutiquier. Il est probable que tu
épouseras un homme pauvre. Encore faut-il
qu'il soit digne de toi.
Je répondis :
— Mon oncle, je ne pense pas encore au ma-
riage. Je suis très heureuse près de vous. Assuré-
ment, je n'épouserais pas un homme médiocre.
Vous m'avez rendue trop dif&cile. Un mari comme
ce brave monsieur Bertin me déplairait.
26 HELLÊ
M. Berlin était un cousin éloigné — cousin par
alliance — qui avait passé quelques jours chez
nous.
— Bertin n'est pas stupide, dit mon oncle.
Beaucoup de gens estiment son esprit : l'esprit de
calcul et de négoce. J'im.agine que Bertin eût
fait un excellent marchand, à Corinthe, un de ces
armateurs qui trafiquaient avec les ports d'Orient
et achetaient la pourpre, le miel, le vin de Samos
et les esclaves musiciennes. Il est insinuant. Il
persuade. Il mêle la courtoisie à la joviahté quand
il souhaite placer ses pièces de vin. Il devrait avoir
un petit Hermès sur sa porte. Mais cet homme
ingénieux ne saurait te plaire. Les fiUes comme
toi, Hellé, devraient être la récompense des
héros.
— Y a-t-il encore des héros, mon oncle ?
— Oui certes ; mais, à notre laide époque,
il faut savoir les découvrir. Ce que j'appelle le
héros, Hellé, ce n'est ni le dompteur de monstres,
ni le conquérant, ni même le grand savant, le
grand artiste. C'est l'homme qui a su vivre d'une
vie supérieure et, par le miracle du génie et de la
vertu, créer en soi-même un demi-dieu. Il peut
passer inaperçu dans la foule des médiocres ; il
peut être incompris et bafoué ; c'est à nous, c'est
à toi qu'il appartient de le reconnaître. Si tu étais
une femme vulgaire, je te dirais : « Épouse le pre-
HELLÉ 27
mier venu, pourvu qu'il soit bon et fort. & Mais, dès
ton enfance, j'ai deviné ta race et ta destinée.
Nous fîmes quelques pas en silence.
— Je ne prétends pas que tu fasses un sacri-
fice, reprit mon oncle. Je souhaite, au contraire,
que tu accomplisses ta destinée. Toutes les femmes
ne sont point nées pour les soins du ménage.
De même qu'il y a des hommes de génie, il y a
des femmes élues par la nature pour s'apparier à
eux. Rarement ils se rencontrent : ils s'attendent,
s'espèrent, se cherchent toujours, et, de déception
en déception, ils traînent jusqu'à la mort leur désir
et leur nostalgie. Mais quelquefois, passant l'un
près de l'autre, ils se devinent, ils se reconnaissent,
amants prédestinés ; ils s'unissent, et la beauté
de leur amour demeure comme un exemple aux
hommes. Crois-moi, Hellé, un mariage vulgaire,
pourvu qu'il réunisse ce que le monde appelle des
conditions de bonheur, — c'est-à-dire la fortune,
la beauté, les titres, — pourra t'offrir quelque
appât : garde toi de te prendre à ce piège. Ce serait
trahir à l'avance ton légitime possesseur. Le jour où
tu seras en sa présence, tu sentiras une force irré-
sistible te pousser vers lui. Rappelle-toi mes paroles,
petite fille, tu n'arriveras à l'amour que par l'ad-
miration.
L'oncle Sylvain me quitta sur ces mots. Je
demeurai toute pensive.
2S HELLÉ
L'amour ! ce mot représentait pour moi quelque
chose d'abstrait et de théorique. Ni mon cœur ni
mes sens ne s'étaient éveillés. Mon oncle m'avait
fait vivre dans un monde idéal où les mœurs et les
hommes contemporains n'étaient que des mots mal
déhnis et des ombres inconsistantes, tandis que
le passé, avec ses dieux, ses arts, ses rêves, con-
stituait pour moi la seule réalité. Jamais je
n'avais ouvert un roman, lu un journal, écouté
des confidences de jeunes filles. Au seuil de la
jeunesse, j'étais pareille à une statue enveloppée
de voiles blancs, vivante seulement par le front
qui pense. Mon oncle avait développé mon
intelligence, ma raison, ma mémoire ; il m'avait
donné le sens de la justice et de la beauté.
Mais jamais je n'avais touché la main d'im
hom.me. Je n'imaginais pas ce que pouvait être
l'amour.
Arrivée au fond du jardin, je montai quelques
marches de pierre, et je me trouvai debout, les
bras appuyés sur la crête du mur, dominant la
plaine aux verts pâturages, rayée de longues zones
brunes par le labeur automnal. Le soleil déclinait
vers les coteaux, dont les nobles lignes bleuâtres
fondaient sous un poudroiement d'or. L'éclair
d'un soc luisait dans la terre grasse. Parmi les
bouquets de châtaigniers, çà et là, une ligne de
saules frissonnants et pâles indiquait le lit d'un
HELLÊ
29
ruisseau. La petite ville était derrière moi, invisible,
absente, oubliée.
Le soleil s'abaissait. Mes yeux, qui buvaient sa
lumière, saluèrent son orbe empourpré. Aucun
nuage ne voila la splendeur de sa face, quand il
toucha la cime des châtaigniers. J'entendis, dans
le silence du soir, passer l'écho sonore de la poésie
antique, et mon âme, toute païenne et virginale,
tressailHt d'un reUgieux émoi. Je me sentis en-
tourée de présages, et, le cœur gonflé, les bras tendus
vers le ciel de gloire, je me crus promise à l'amour
d'un héros.
IV
Mon oncle avait décidé de se fLxer à Paris. J'obtins
qu'il retardât notre départ de quelques semaines,
car je désirais choisir les objets et les meubles,
que nous devions emporter. L'oncle Sylvain mau-
gréa en se voyant abandonné des journées entières,
mais je lui répondais en riant :
— I\Ion oncle, avez-vous oublié l'histoire d'Ischo-
maque et ses conseils à sa femme ? Je me souviens,
moi, d'avoir expliqué Xénophon. La femme, dit-il,
doit être dans le logis comme la mère abeille dans
la ruche. Et il ajoute que les objets les plus \nil-
gaires ont leur part de beauté quand ils sont bien
rangés, « car ils sont la matière dont est faite la
symétrie, qui est un commencement de beauté. &
Je vous assure, mon oncle, que Xénophon eût
aimé voir ces cui\Tes éclatants et ces fruits ver-
meils ainsi disposés sur les étagères. J'ai honte de
ne pas savoir tailler une robe à mon goût. Ma coutu-
rière n'a pas le sentiment de la ligne, et elle vous
fait dépenser un argent que vous emploieriez
HELLÊ 31
mieux à acheter ces nouvelles éditions allemandes
des Tragiques grecs dont vous avez si grande
envie. Tante Angélie n'osait pas m'instruire dans
cette science économique que vous paraissez
mépriser. Laissez-moi me préparer à mes tâches
futures, au nom de Socrate, qui m'approuverait
certainement.
Je savais qu'en flattant la manie de Toncle
Sylvain je le rendrais favorable à ma fantaisie. Il
se résigna.
Les matinées brumeuses, les soirées fraîches,
annoncèrent la fin de l'automne. Le givre étincela
au reflet des aubes rouges, dans le jardin sans
fleurs. Nous devions partir le 3 novembre, après la
fête des Morts. Mon oncle, ferme comme un vieux
stoïcien devant la succession des phénomènes,
ignorait le culte des tombes. Il fuyait le tertre
entouré de buis, le marbre pesant sur les os désa-
grégés dans l'argile, car les ombres des défunts
qu'il avait aimés vivaient dans sa mémoire une
vie fixe et divine, affranchie des outrages du
temps. Il s'enferma dans sa bibliothèque pendant
que je faisais, avec Babette, le pèlerinage annuel
au tombeau de mes parents.
Nous traversâmes l'enclos peuplé de croix noires
et blanches et de mausolées qui m'attristaient par
leur porripeuse laideur. Des femmes en deuil
passaient ou s'agenouillaient ; d'autres disposaient
32 HELLÉ
sur les grilles des bouquets de chrysanthèmes et
des couronnes en perles de verre. Par la porte
entr'ouverte des chapelles, on voyait vaciller la
flamme d'un cierge, jaime en plein jour et trem-
blante comme une petite âme.
Babette se prosterna sur la dalle qui portait le
nom de mes parents et une inscription plus récente.
Je ne m'attendrissais point sur le père et la mère
que je n'avais pas connus. La perte de ma tante
était mon seul vrai chagrin. Je l'avais pleurée
sincèrement ; mais je comprenais que la disparition
de mon oncle eût été pour moi le suprême malheur.
D'autre part, l'oncle m'avait accoutumée à l'idée
de la mort, que n'accompagnait pour moi aucune
image effrayante. La mort... c'était im fait néces-
saire, que je ne souhaitais certes point avant le
temps normal, mais que j'eusse été capable d'ac-
cepter sans autre émotion que l'angoisse physique,
la révolte d'Iphigénie pleurant la douce lumière.
Je m'abandonnais avec confiance à la nature, qui
détient le secret du néant ou de l'immortalité.
Je savais que j'avais un rôle à jouer pendant un
laps de temps qu'il ne m'appartenait point de dé-
terminer, et tout l'effort de mon éducatem* tendait
à me préparer pour ce rôle. J'étais faite pour vivre
la vie, et je considérais, comme une folie contre
nature, l'ascétisme qui ordonne de vivre pour la
mort.
HELLE 33
Babette se releva :
— La pauvre demoiselle est au ciel, pour sûr,
murmura-t-elle. A son bout de l'an, j'ai fait dire
une messe, malgré monsieur Sylvain.
« Comment peut-on croire au ciel et au pouvoir
des messes ? me demandai- je en revenant. Mon
oncle dit que le christianisme a régné par terreur
de la mort. Il a satisfait l'instinct des hommes qui
ont la volonté obstinée de se croire immortels.
Mais comment peut-on accepter ces dogmes obscurs
et despotiques qui pèsent sur la raison comme un
joug ! Il faut qu'il y ait, dans cette religion, une
grâce que j'ignore. »
Le lendemain, tandis qu'on descendait les malles,
Babette ferma les volets de la maison. Nos cham-
bres, l'appartement de tante Angélie, restaient
intacts. Nous emportions seulement les livres et
les meubles de la bibliothèque. Quand la grosse
clef tourna dans la serrure, une angoisse étreignit
mon cœur. J'embrassai d'im regard les allées, les
murs, les arbres, la maison aveugle et muette, puis
la voiture partit.
Dans les rues de la petite viHe, les passants
se retournaient avec un air de blâme et de
curiosité. Babette pleurait dans son mouchoir à
carreaux. Mon oncle, les bras croisés, ne disait
rien. Nous suivîmes une route bordée de peu-
pliers, qui conduisait à la station. La ville, ime
34 HELLÉ
dernière fois montra ses toits rouges, ses vergers,
ses fumées obliques qu'une bise aigre inclinait
vers le sud, puis un pli de colline me la déroba.
L'express de Paris m'emporta vers la vie nou-
velle.
Je m'éveillai le lendemain dans une chambre
d'hôtel du quai des Tournelles. A peine habillée,
j'ouvris ma fenêtre et je sortis sur le balcon.
Il était six heures du matin. Un brouillard
pénétré de lumière, passant par les nuances les plus
délicates du gris perle au gris d'azur, reculait à
l'infini la perspective des quais, hérissée de dômes
et d'aiguilles. Les façades de l'île Saint-Louis
étaient presque roses. A droite, vers Bercy, la
Seine élargissait sa nappe bleue, couverte de pé-
niches et de bateaux plats d'où l'on déchargeait du
charbon, des sacs de grains, des paniers de pommes.
Plus près elle se divisait, et ses eaux embrassaient
la cité dans leur glauque étreinte. Le chevet de
la cathédrale, esquissé en des gris plus nets, déve-
loppait ses arcs-boutants dominés par le clocher et
les tours ; et plus haut encore, plus loin, l'or ciselé
de la Sainte-Chapelle étincelait, touché par le
soleil.
Ainsi m'apparaissait la ville, dans l'aurore,
révélation d'ime beauté que je ne soupçonnais pas.
36 HELLÉ
façonnée et enrichie par les siècles, harmonieuse
dans le contraste et la diversité. La vie n'était pas
riante sous ce ciel changeant, dans cet air subtil,
mais nerv^euse, variée, ardente. Le cœur du monde
battait là.
Il me sembla qu'à l'unisson battait tout douce-
ment le mien, ce cœur paisible, assoupi jusqu'alors
dans sa virginale indifférence. Et je me pris, à
rêver. N'était-ce pas un présage encore cette fête
de Paris matinal accueillant ma jeunesse ? A cette
heure céleste où le jour d'automne naissait doux
comme une aube de printemps, dans quelle rue
de la cité, sous quel toit misérable ou splendide,
s'éveillait-il l'amant promis à mes songes, le héros,
que je devais aimer? Je l'imaginais jeune comme
moi, pur comme moi, beau de force et de génie,
armé de vertu virile pour la conquête de l'avenir.
Quand donc le rencontrerais- je ? A quel signe
mystérieux me reconnaîtrait-il ?
Je déjeunai avec mon oncle dans un petit salon
tendu de vert, solennel ainsi qu'une salle d'aca-
démie.
Corome on servait le café, deux messieurs se
firent annoncer. Ils avaient de longs cheveux d'un
blanc sale, des mentons rasés, de grosses rosettes
rouges, un air d'érudition, de candeur et de pau-
\Teté. C'étaient Lampérier, l'helléniste, et Grosjean,
le numismate, membres de l'Institut, qui, depuis
HELLÉ 37
vingt ans, correspondaient avec mon oncle et le
voyaient aujourd'hui pour la première fois.
Derrière eux, im jeune homme arriva. Il semblait
taillé dans un bloc de bois, mû par des ressorts
automatiques. Sa tête imberbe, aux lignes dures,
ne révélait aucun âge précis. Il portait des cheveux
longs, rejetés en arrière et découvrant im front
admirable. Toute sa personne me parut extra-
ordinaire ; ses lunettes d'or, sa redingote qui ne
faisait aucun pli, les angles que dessinaient ses
gestes méthodiques comme des déductions. Mon
oncle manifesta une vive joie :
— Monsieur Karl Walter, mademoiselle Hellé
de Riveyrac, ma nièce.
Je restais stupéfaite, pendant que M. Walter me
tendait la main : — Une ! deux ! — puis s'asseyait :
— Un ! — avec une rectitude de mouvement qui
rappelait l'exercice à la prussienne : Karl Walter !
J'avais lu, en allemand, ses ouvrages d'esthétique.
Comment ce personnage, qui semblait échappé
d'im conte d'Hoffmann, avait-il pu recréer la. vie
et l'âme de l'artiste grec, dans cet étrange roman
philosophique : Histoire d'Eucrafe, que j'avais tant
admiré ?
Les deux vieux savants nous félicitèrent d'être
venus à Paris, m'interrogèrent sur mes études
et se plaignirent amèrement de la décadence des
humanités dans les lycées. Karl Walter s'entretint
38 HELLÊ
en allemand avec mon oncle. Je compris qu'il
allait accompagner une délégation de savants
chargés de continuer les fouilles d'Olympie. Tout
à coup il se leva : — Un ! — tendit la main : —
Une, deux ! — et sortit, suivi de près par l'hellé-
niste et le numismate.
— Connaissez-vous beaucoup de monde à Paris ?
demandai-] e à l'oncle Sylvain.
— J'ai des amis que je n'ai jamais vus ; Lam-
périer et Grosjean sont du nombre. J'ai aussi
quelques camarades de jeunesse qui font du jour-
nalisme ou qui écrivent des romans, des romans
dits parisiens, hélas !... Mais ces gens-là, je les
renie. D'autres sont très pauvres et inconnus : des
maniaques comme moi, des rats de bibliothèques.
Enfin il y a Charles Gérard, un historien, maître
de conférences à l'École normale, et qui fut mon
camarade au petit séminaire. Tu le connaîtras.
C'est un homme érudit et intègre. Je l'aime
beaucoup.
— Vous ne m'avez jamais parlé de lui.
— A quoi bon ? Ton imagination eût sottement
travaillé. Maintenant que tu es une créature
raisonnable, tu peux affronter les réceptions de
madame Gérard, dans leur splendeur.
— Monsieur Gérard est marié ?
— Oui. Il a une femme qui passe pour belle et
ne me plaît pas. Non qu'elle soit vraiment sans
HELLÊ 39
beauté, mais il lui manque la grâce décente,
l'harmonie du geste et de la voix. Madame Gérard
ressemble à une Orientale engraissée dans la paresse
et les parfums. Mais cette personne majestueuse
a d'inconcevables légèretés. C'est une grosse pie
qui toujours bavarde et sautille. N'écoute point
les conseils qu'elle ne manquera point de te donner.
Belle ou non, une jeune fille doit s'envelopper de
pudeur.
L'après-midi fut consacré à parcourir la ville.
Sur le parvis Notre-Dame, l'oncle Sylvain fit
arrêter la voiture. Bien qu'il m'eût parlé avec
mépris du moyen âge, je sentis, en pénétrant dans
la nef, qu'il y avait une beauté que je ne soupçon-
nais pas, dans le jet puissant des piliers, dans l'aube
des voûtes, dans la merveille multicolore des
vitraux.
— Sortons d'ici, dit l'oncle brusquement. Il
fait froid ; il fait noir. On respire, dans ces nefs
gothiques, la nostalgie et l'épouvante de la mort.
— Vous êtes injuste ! dis- je, comme la voiture
nous emportait. Voyez : cette cathédrale s'élève
harmonieusement à la pointe de l'île. Elle perpétue
l'effort et le rêve d'un millier de travailleurs. Toute
nue et froide qu'elle est, elle me semble habitée
par leurs âmes, si je ne sens point la présence d'un
dieu. Ne craignez-vous point d'être trop absolu,
mon oncle? Renan, que vous m'avez fait lire,
40 HELLÉ
regrettait que le front d'Athéné ne pût comprendre,
plus large, différents genres de beauté.
— Je hais le culte des chrétiens et leur morale,
répondit-il. Par eux, l'inquiétude est entrée dans
l'univers. Xe me parle pas de l'essor mystique de
l'âme : rien n'est beau que la limiière, la mesure,
l'harmonie et la vérité. Les gens qui ont bâti
ces cathédrales ont introduit le squelette dans
l'art. Partout ils voyaient grimacer la danse
macabre. Ils ont réduit la vertu à n'être qu'un
contrat sordide avec leur Dieu ; ils ont blasphémé
l'amour, stigmatisé la femme, et n'ont trouvé
d'excuse à la maternité que la virginité féconde
de Marie.
Il mit la tête à la portière et cria :
— Cocher, arrêtez- vous au Louvre !
Dans la cour du Carrousel, il me fit descendre
et me dit :
— Débarbouillons - nous l'esprit de tout ce
gothique. Je vais t'apprendre où est la Beauté.
Il me conduisit à travers un dédale d'escaliers,
jusqu'à la grande galerie des Antiques. Nous
errâmes dans le silence et la fraîcheur des salles
désertes, parmi les belles formes nues, parmi les
canthares, les chapiteaux, les cénotaphes, les
plaques votives qui racontaient la vie grecque dans
la langue harmonieuse que je comprenais déjà.
Enfin m'apparut la déesse de Milo, dans sa divinité
HELLÊ 41
intacte et sa forme mutilée, pure comme un beau
vers de Sophocle. Et j'eus soudain la révélation du
sublime plastique que les livres, les gravures, les
moulages ne peuvent traduire exactement. Je
sentis que je rentrais dans ma patrie. Ces dieux
dressés autour de moi : Dianes aux courtes tuniques,
Bacchus adolescents, Apollons de Thèbes ou de
Délos, incarnaient des symboles familiers. J'étais
presque leur contemporaine, nourrie du miel des
ruches attiques sous le ciel gaulois. Mon âme,
indignée comme eux de Texil, cherchait sur leur
marbre un reflet des pays de lumière.
Un mois plus tard, nous nous installions rue
Palatine, dans un pavillon assez délabré, situé
au fond d'un jardin. Nous succédions à Karl
Walter, qui nous cédait le bail et une partie du
mobilier. Il y avait au rez-de-chaussée un salon à
trois fenêtres dont les boiseries blanches offraient
des traces de dorures, une petite salle à manger,
une vaste pièce qui servait de bibliothèque. Le
premier étage se divisait en quatre chambres,
sous un grenier mansardé. Effrayée par les hautes
casernes trop neuves, j'aimai, pour sa vétusté
même, ce lieu mélancolique et charmant. Le
jardin s'étendait jusqu'à la rue Servandoni, clos
de murs où grimpaient des lierres. Les tours de
Saint-Sulpice fermaient l'horizon. Un jet d'eau
fusait au centre de la pelouse, dans une coupe de
42
HELLÊ
pierre verdie par le lichen, et tout au fond, entre
les charmilles, le vent qui agitait les feuilles
faisait flotter l'ombre et la lumière sur une statue
mutilée de l'Amour.
La disposition de la bibliothèque reproduisait
exactement celle de la Châtaigneraie. La frise du
Parthénon, les bustes, l'harmonium parurent
reprendre leur ancienne place, et la Pallas d'OljTn-
pie, ôtée de sa vitrine, domina la haute cheminée
de marbre noir.
Un ex-préfet du premier Empire avait meublé
cette maison, achetée par lui à un émigré. Le salon,
tout en lampas rouge fané, était somptueux et
sévère. On y remarquait une belle pendule en
bronze, un vaste secrétaire, un clavecin. Ma chambre
semblait copiée sur une estampe, avec son lit de
bois à colonnettes, ses deux bergères, son bonheur-
du-jour, sa Psyché au cadre sculpté de nœuds et
de guirlandes, ses tentures en perse camaïeu
bleu et blanc.
Dans ce calme logis, à l'ombre des tours de
Saint-Sulpice, je continuai ma vie studieuse de
Castillon. Mon oncle avait attendu notre voj^age
à Paris pour me faire étudier l'histoire et la lit-
térature contemporaines. Les monuments, les
rues, les aspects de la ville furent Tillustration
vivante de ses leçons. Je prolongeais avec un
extrême plaisir ces causeries, ces promenades, et
HELLÉ 43
les lectures que je faisais dans le jardin, bercée par
la rumeur de la cité invisible. Souvent Lampérier,
Grosjean et Walter venaient prendre le thé.
J'ouvrais alors le clavecin et je jouais des fugues
de Bach, des airs de Gluck, accompagnée par mon
oncle, qui se souvenait d'avoir appris la flûte et
le violon. Je n'éprouvais aucun désir de nouveauté
ni d'aventure, et ce fut sans enthousiasme que,
pour un bal de madame Gérard, je commandai ma
première toilette de soirée.
VI
Mon oncle était trop sévère pour madame Gérard.
Cette grosse personne, au bavardage affligeant,
avait tous les défauts et pas un vice. M. de Rivey-
rac l'eût trouvée plus intéressante si elle avait eu
tous les vices et pas un défaut, La coquetterie de
madame Gérard était sans arrière-pensée ; ses
médisances égratignaient à peine ; ses petits
mensonges de vanité faisaient sourire. Madame
Gérard était incapable de faire le mal et ne savait
pas faire le bien. Elle était parfaitement médiocre,
pour le plus grand bonheur de M. Charles Gérard,
son mari. Une femme qui est vraiment une « per-
sonne » oblige son mari à s'occuper d'elle, pour le
blâme ou pour l'éloge. Il arrive même qu'elle em-
piète sur la part de vie que ce mari a réservée
aux lettres, à la politique, aux affaires ou au plaisir.
Madame Charles Gérard bavardait et s'agitait au
second plan de la vie de Charles Gérard. Il s'était
accoutimié à elle comme on s'habitue au bruit
incessant et toujours pareil d'une machine derrière
un mur.
HELLÉ 45
Leur salon était fréquenté surtout par des col-
lègues de Gérard, des professeurs sans fortune qui
avaient des filles à marier, des hommes de lettres,
des académiciens, quelques politiques et de jeunes
universitaires ambitieux en quête de protections
et de dispenses. Tous les quinze jours, le jeudi,
madame Gérard offrait un thé ; deux bals, quatre
dîners de cérémonie constituaient les grandes
réceptions.
J'avais pai-u à ces petites soirées du jeudi,
quelques semaines après mon arrivée. Je me sentais
assez de tact et de prudence pour deviner ce que
la vie de province et les années d*études ne pouvaient
m'avoir appris. Je résolus de parler peu et de garder
une contenance modeste sans fausse timidité.
Madame Gérard, qui m'avait chaleureusement
accueillie à une première visite, avait raconté
partout mon histoire arrangée et défigurée, si
bien que j'obtins, dès le premier soir, un succès
de curiosité qui se manifesta par le silence. On
attendait une nouvelle Staël, une demoiselle Dacier,
une savante au bagout de conférencière. On
vit entrer une jeune fille blonde vêtue de crêpe
blanc, sans un bijou, sans une fleur. La déception
de la société s'exprima par des sourires compatis-
sants. « Est-ce là, semblait-on dire, le phénomène
annoncé. » Je sentis que les jeunes filles désiraient
ardemment me trouver laide et que les jeunes gens
46 HELLÉ
eussent été ravis de me déclarer pédante. Seule,
une précieuse demoiselle, une licenciée à lorgnon,
à corsage plat, dont la Sorbonne absorbait tous les
rêves, m'honora de son entretien. Madame Gérard
avait dû lui vanter mon érudition dans un langage
emphatique, et la demoiselle, piquée au jeu, voulait
prouver sa supériorité. A peine avait-elle engagé
la conversation, d'une manière propre à nous
couvrir de ridicule, que ma réserve la déconcerta.
Mais l'effet redouté s'était produit, et la compagnie
me considérait avec méfiance.
J'aurais aimé causer avec ces jeunes filles de
mon âge, qui m'apparaissaient pour la première
fois. Je devinais en elles des êtres inachevés, demi-
conscients ; et pourtant elles avaient parcouru
un C37cle de sentiments qui m'était fermé encore.
J'avais vécu hors de mon siècle, contemporaine
des morts qui n'ont plus d'âge ni de patrie, et
voici que je naissais à la vie sociale où m'avaient
précédée ces enfants ignorantes, vêtues de rose et
d'azur. Elles représentaient l'ébauche de la
femme moderne. Dans les salons familiers, sous
l'œil des mères, elles s'essayaient à la lutte pour
l'amour ; on leur avait enseigné la séduction, la
prudence, la coquetterie permise, les périls cachés,
et moi j'étais pareille à une Pallas d'ivoire, vivant
un songe étemel sur un fixe piédestal.
Après quelques semaines, je n'excitai plus ni
HELLÉ 47
curiosité ni réprobation. Les uns m'accusèrent
d'orgueil, les autres de timidité excessive. On me
traita avec une bienveillance indifférente. Quelques
jeunes gens, me trouvant jolie, esquissèrent une
sorte de cour.
A les bien observer, je reconnus qu'ils étaient
intelligents et instruits ; mais tous révélaient une
déformation professionnelle. Je vis des professeurs,
des médecins, des avocats ; je ne découvris pas
un homme. La société les avait façonnés pour un
emploi particulier ; le métier était devenu leur
seconde nature, et leur intelligence même, spécia-
lisée à l'excès, semblait démesurée et atrophiée
à la fois, par défaut de proportion et d'équilibre.
Ceci m'expliqua la mesquinerie de leurs idées,
l'erreur de leur jugement, lorsqu'ils se hasardaient
hors du domaine acquis à leur compétence, et je
compris pourquoi mon oncle attachait un si grand
prix à ce qu'il appelait l'éducation harmonieuse.
J'avais l'inexpérience des enfants ; j'avais aussi
leur rigoureuse logique et leur clairvoyance
impitoyable. Je m'étonnais de tout, des gens et
des choses, des gens surtout, dont nul encore ne
s'était imposé à moi par le prestige du vrai talent
ou "par l'indéfinissable charme qui échappe à
l'analyse.
Une douceur nouvelle entra dans ma vie avec
l'amitié d'im femme.
43 HELLÉ
Dans l'espèce d'isolement où je m'étais trouvée,
à mes débuts, chez madame Gérard, j'avais re-
marqué les cheveux blancs, les yeux bleu tendre,
le pur profil de madame Marboy. Elle me rappelait
tante Angélie. Un soir, j'osai me rapprocher d'elle
et lui parler de cette ressemblance. Elle répondit
du ton le plus affectueux :
— Je suis charmée de ce hasard, mademoiselle,
et je souhaite qu'il soit de bon augure, car je
désirerais vous connaître, vous qui m'intéressez
si \'ivement.
— A quel point de vue, madame ? demandai- je.
— L'ensemble seul de votre physionomie m'eût
obligée à l'attention. Je ne vous connais pas
assez pour vous juger autrement que sur la foi
de votre visage ; mais vos yeux me plaisent.
Ils disent que vous êtes bonne, inteUigente et
loyale. En vous regardant, j'ai envie de vous
embrasser. Je n'ai pas d'enfants, mademoiselle,
et j'aurais souhaité une fille qui vous ressem-
blât.
— Je vous remercie de votre sympathie,
madame. Jamais personne ne m'a parlé ainsi.
— Vraiment ?
— Mon oncle m'aime plus que tout au monde ;
mais il n'a ni le loisir, ni le désir, de me traiter en
enfant.
En peu de mots je racontai mon existence.
HELLÊ 49
Madame Marboy me regarda avec une surprise
mêlée de pitié :
— Et vous n'avez jamais senti le vide de votre
cœur ? L'étude suffisait à remplir votre vie ?
— Oui, madame. Mais en causant avec vous,
je commence à comprendre la douceur de la
sympathie.
— Vous êtes exquise, dit-elle en me prenant la
main. Vous viendrez me voir, n'est-ce pas ?
— J'en serais très heureuse, madame.
Je fis part à mon oncle de cet entretien. Il
me dit :
— Certes, tu peux aller chez madame Marboy,
Cette aimable vieille t'enseignera les us et coutumes
du monde et ne gâtera ni ton esprit ni ton cœur.
Je préfère sa société à celle de madame Gérard
ou à celle d'une pécore de vingt ans. Mais on dansait,
ce soir ? Pourquoi ne danses-tu pas ?
— Je ne sais pas danser, mon oncle.
— C'est vrai... Veux-tu prendre des leçons ? Un
imbécile en habit noir, tout en raclant du violon,
t'apprendra à former des pas et à compter des temps.
Je fis un geste d'horreur.
— ^Tu n'y tiens pas? Tu as raison. La danse
moderne est ridicule et obscène souvent.
— Obscène ?
Il ne répondit pas. Après un silence :
— J'ai bien remarqué qu'on ne t'apprécie pas
50 HELLÊ
comme tu le mérites. Parbleu ! les oies s'étonnent
devant les cygnes. Que cela n3 t'inquiète pas pour
Tavenir.
Le lundi suivant, mon oncle me conduisit
chez madame Marboy.
— Madame, dit-il, ma nièce m'a fait partager
son vif désir de vous connaître mieux. Je ne l'ai
jamais confiée à qui que ce fût, mais elle ne saurait
trouver une tutelle plus charmante et plus bien-
veillante que la vôtre.
— Embrassez-moi, mademoiselle Hellé, dit la
vieille dame avec cette grâce souveraine à laquelle
mon oncle lui-même n'avait pu échapper. Je sens
que votre âme est pareille à votre visage, et j'aime
votre beauté.
— Vous trouverez Hellé fort ignorante de
beaucoup de choses, reprit M. de Riveyrac. C'est
moi qui l'ai faite ainsi. J'ai voulu former une
créature exceptionnelle qui ne fût pas un monstre
moral. Je crois avoir réussi. Je ne lui ai jamais
rien caché, et jamais elle n'a menti. Elle a le cerveau
d'irn homme et le cœur d'ime vierge. Vous l'aimerez.
Et l'œuvre de toute ma vie sera achevée par vous.
— Ne craignez- vous pas que je la défigure ?
fit ma vieille amie en riant. Je connais vos opinions
et vos idées, et il en est peu que je comprenne ou
que je partage. Je suis une femme qui a eu toutes
les superstitions, toutes les faiblesses de son sexe.
HELLÊ 51
une créature nerveuse et tendre, sensible aux idées
moins qu'aux sentiments. Je me plais dans les
églises ; je lis des romans ; la poésie me fait pleurer,
et, toute vieille que je suis, je m'émeus au spectacle
des amours sincères. Vous voyez, cher monsieur,
que je vous découvre, avec loyauté, la médiocrité
de ma condition intellectuelle.
— Vous oubliez, parmi vos défauts, la malice
et la douce ironie, répliqua l'oncle Sylvain. Eh !
croyez- vous donc, madame, que je prétende ré-
duire cette belle jeune fille à l'état de mademoiselle
Dupont, l'insupportable licenciée? Il y a cent
espèces de femmes ; Hellé représente l'espèce la
plus rare, la plus exquise ; mais elle est femme
comme les Muses, comme Athéné. Parce qu'elle
sait penser et comprendre, faut-il conclure qu'elle
ne saura pas aimer? Elle aimera autant qu'une
autre, mieux qu'une autre, mais d'un clairvoyant
et fier amour. Et, si l'amour la déçoit, elle ne
descendra pas au rang de ces âmes inquiètes qui
vont quêtant d'homme en homme Taumône d'une
dégradante illusion ; elle se retirera, intacte, dans
le refuge que je lui ai préparé, aussi ne redoutai- je
plus pour elle ces influences féminines que j'ai
soigneusement écartées de son adolescence. Elle
n'en retiendra que la délicieuse douceur, et ni
votre exemple, ni vos conseils, ne pourraient
l'incliner au mysticisme ou à la sentimentalité.
52 HELLÉ
— Ne dites pas de mal de la sentimentalité,
monsieur. Je sais bien qu'elle n'est plus en vogue
et qu'elle se réfugie en province, dans les âmes
simples des pensionnaires qui ne sont pas encore
modernes, ou dans les âmes résignées d'aïeules
qui ne le sont plus. Assurément on peut rire de la
petite fleur bleue, mais elle a parfamé bien des
existences prosaïques. On l'arrache trop facilement
aujourd'hui. Croyez-moi, le meilleur asile pour les
hommes comme pour les enfants, ce n'est pas
les bras virils de nos sportswomen raisonneuses,
mais bien le sein de la maman, de l'épouse à la
vieille mode, celle qui sait compatir parce qu'elle
a souffert.
— Je ne connais point ces sportswomen dont
vous parlez, fit M. de Riveyrac, et je ne les veux
point connaître. J'ai rencontré par les rues des
êtres bizarres qui chevauchaient des véhicules
d'acier. Ils m'ont fait horreur. J'estime que la
marche, la course, une gymnastique rationnelle
suffisent à former les beaux corps. \'oyez comme
ma nièce est robuste dans sa souple élégance. C'est
qu'elle a grandi en liberté, exerçant ses membres
autant que son esprit. Mais ce n'est point là la
sportswoman. Pour en revenir à la sentimentalité,
madame, je vous dirai que j'en ai éprouvé l'effet,
car ma mère était une de ces beUes rêveuses de
1820, une de ces femmes à écharpes, à grands senti-
HELLÉ 53
ments, à poétiques mélancolies. Elle avait pétri
ma sœur à son image; mais, trouvant en moi une
ferme raison, une solide énergie et des passions
concentrées, elle me méconnut parfois, cruellement.
Je n'ai gardé nulle rancune à sa mémoire, mais je
me souviens que ce goût malheureux de Témotion
excessive et de l'attendrissement à propos de tout
et de rien me gâta ma jeunesse et fit un enfer de
notre intérieur. Mon père admirait la sensibilité de
sa femme, et toute la famille me considérait comme
un égoïste, un jacobin à cœur de roche. Mon refus
de devenir prêtre aggrava le malentendu... Ah !
madame, quand j'ai dû à mon tour, élever ime
jeune âme, j'ai fait serment de ne point l'énerver
et de la dissoudre dans ce bain tiède de la senti-
mentalité. Je l'ai trempée dans les fécondes eaux
de la vérité et de la sagesse. Hellé ne s'attendrira
pas à tout propos ; mais elle n'amollira pas 1 énergie
de son mari ; elle élèvera une race vraiment virile.
Tandis que vos tremblantes ingénues seront la
proie éternelle des don Juans, elle sera capable
d'amour héroïque et d'héroïque abnégation.
— Telle qu'elle est, je l'aime, répondit madame
Marboy. Cette forte éducation, qui me fait un peu
peur, ne lui a point enlevé sa grâce, et puisque
Hellé est bonne, simple et heureuse, il faut con-
venir, monsieur, que vous avez raison.
VII
Je m'attachai rapidement à madame Marboy,
et bientôt notre sympathie devint une sérieuse
affection. Je me plus à passer des journées entières
dans le petit salon douillet, aux meubles pâles,
aux tentures citron, que parfumaient des roses de
Nice. Madame Marboy, toujours vêtue de gris ou
de mauve, une dentelle sur les cheveux, se tenait
à l'angle de la cheminée, tout près d'une frêle table
à ouvrage. Quand des visiteurs arrivaient, je pré-
parais moi-même les tasses de thé et les friandises,
que j'offrais comme eût fait la fiUe de la maison.
Les amis de madame ^larboy ne ressemblaient
point aux gens affairés, ambitieux et doctes qui
fréquentaient chez les Gérard. C'étaient des dames
mûres et paisibles, de vieux messieurs bienveillants,
quelques jeunes gens titrés, élégants et graves. Bien
que madame Marboy vécût simplement et n'allât
jamais dans le monde, elle était apparentée à de
riches familles de l'aristocratie et de la bourgeoisie
de robe. Je m'expHquais par ces alliances les quel-
HELLÊ 55
ques préjugés qu'elle gardait sans jamais les ériger
en lois. Elle aimait les manières exquises, les jolis
compliments, les nuances infinies du sentiment
qui composaient, disait-elle, l'aristocratie du cœur.
Elle avait reçu l'instruction superficielle que les
religieuses des Oiseaux ou du Sacré-Cœur donnaient
aux jeunes filles de son temps ; elle savait un peu
d'anglais et d'italien ; elle jouait du piano, chantait
encore à ravir des airs de Bellini et de Donizetti,
et faisait ses délices de Musset et de Lamartine.
Très bonne, avec une pointe de malice, elle prenait
ses émotions pour des opinions qu'elle exprimait
avec grâce et qu'elle prétendait justifier par des
anecdotes. Sa logique n'était pas toujours sûre,
mais elle contait avec tant de charme qu'on ne s'en
lassait point. Mariée très jeune à un homme qu'elle
adorait, elle n'avait souffert que du regret de n'être
point mère et de son veuvage prématuré. Des
amitiés ferventes réchauffaient encore ses beaux
soixante ans.
Je devais être pour cette aimable femme un per-
pétuel sujet d'étonnement.
Un après-midi de février, comme nous étions
seules, elle me raconta un épisode de ses fiançailles,
et, me voyant rêveuse, les yeux fixés sur le foyer,
elle me dit :
— Peut-être, ma petite amie, jugez-vous bien
puéril ce radotage de vieille femme. Mais vous
56 HELLÊ
avez dix-neuf ans : bientôt vous serez aimée, vous
aimerez.
Je secouai la tête. Madame Marboy posa sa
main sur mes cheveux :
— Aucun rêve n'habite sous ce front calme,
sous cette chevelure blonde ?
— Aucun, répondis- je, et je me demande même
si la race des hommes qui peuvent inspirer l'amour
n'est pas tout à fait perdue.
— Pourquoi donc, mon enfant ?
— Les hommes que j'ai vus chez madame Gérard
n'appartiennent évidemment pas à cette race. Ils
sont tous préoccupés de leur situation, de leur
avenir, des modifications matérielles que le mariage
apportera dans leur existence. Ils sont jeunes
pourtant. Quelques-uns sont beaux. Mais rien, en
eux, rien ne peut inspirer l'amour. Aussi ne le
demandent-ils pas. Ils se contenteront d'une affec-
tion honnête et médiocre, d'un compromis entre
l'intérêt et l'amitié.
— Qui vous a si bien instruite, bon Dieu ! Vous
ne Hsez pas de romans ?
— Jamais je n'ai ouvert un roman, mais j'ai
des yeux et des oreilles, et, n'étant point embar-
rassée de préjugés, je sens plus vivement peut-
être et plus finement qu'une autre jeune fille, le
contraste perpétuel entre ce qu'on dit et ce
qu'on fait, ce qu'on prétend être et ce qu'op
HELLÉ 57
est réellement, ce qu'on paraît souhaiter et ce
qu'on exige. Dans le courant de cet hiver, il s'est
fait trois mariages chez madame Gérard. J'ai fort
bien vu qu'une fausse ingénue épousait un faux
homme d'affaires, qu'ime pédante infatuée épousait
un demi-savant. Le troisième couple pratiquait une
indifférence réciproque, si naïvement étalée qu'on
ne pouvait s'empêcher de sourire en voyant l'ef-
froyable ennui qui saisissait les fiancés quand la
bonne madame Gérard leur ménageait de décents
tête-à-tête. On parlait beaucoup de la belle posi-
tion des jeimes gens, de l'influence et des hautes
relations des futurs beaux-pères, des grâces et vertus
des fiancés, et, quand madame Gérard ajoutait,
par habitude, que ces beaux mariages étaient tous
des mariages d'inclination, je me demandais si
ses auditeurs étaient réellement des imbéciles ou
s'ils se croyaient tenus de passer pour tels.
— Vous êtes féroce, Hellé. Il est vrai que le souci
des convenances mondaines impose souvent des
attitudes ridicules, d'autant plus ridicules que
personne ne s'y trompe ; mais l'apparente indiffé-
rence des fiancés est peut-être une de ces attitudes
et rien de plus. Qui vous dit que mesdemoiselles
Dupont et Mazuriau n'aiment pas leurs futurs
maris?
— J'accorde qu'elles peuvent éprouver une
espèce d'amour, im sentiment composé de plu-
58 HELLÉ
sieurs sentiments, tels que la curiosité, la vanité,
l'ambition, etc. Mais l'amour même?... Bien que
je ne le connaisse point, je devine qu'il est aux
fiançailles des Dupont et des Mazuriau ce que le
soleil est aux chandelles.
— Eh ! chère petite, l'amour, c'est surtout la
grande illusion. Celui que vous aimerez sera-t-il
très différent des pauvres garçons que vous traitez
si mal ? Vous le verrez différent, et cela suf&ra.
— Ah ! madame, il est donc probable que je
n'aimerai jamais.
— Pourquoi ?
— Parce que je n'ai pas reçu l'éducation qui
permet à une fille intelligente d'aimer un homme tel
que les fiancés des demoiselles Dupont et Mazuriau.
Le mariage ne m'offre aucim réel avantage social,
puisque je suis fibre, beaucoup plus fibre qu'une
femme, affranchie de la surveiUance qui devient
odieuse aux jeunes filles de vingt ans, protégée par
mon oncle et non point opprimée, parfaitement
maîtresse de mes actes et de mes paroles. N'étant
point esclave, ne m'ennuyant point, je serais
foUe d'échanger mon indépendance heureuse contre
la tuteUe et la compagnie d'im homme que je
n'aimerais pas infiniment. Et comment pourrais- je
aimer, infiniment, un médiocre ?
— Pauvre Hellé ! Votre cœur dort. Croyez-
vous qu'un homme de génie, seul, puisse réveiller ?
HELLÉ 59
Le bonheur, ma chérie, habite une sphère moyenne
et tempérée. Les grands vents, le grand soleil,
flétrissent vite sa douce fleur.
Elle resta un instant songeuse.
— Savez- vous, reprit-elle, que je suis presque
effrayée quand je considère votre avenir. Vous
êtes si différente de la femme telle que je la con-
çois ! Votre beauté, votre intelhgence, l'extrême
hardiesse de votre esprit seront-elles des éléments
de féHcité ou de désastre ? La femme, à mon avis,
est un être de tendresse et de sacrifice, supérieur
à l'homme par le sentiment, inférieur dans l'ordre
intellectuel. Je la veux appuyée au bras de l'époux,
penchée sur le berceau de l'enfant, agenouillée
devant Dieu... Vous ne croyez pas en Dieu, Hellé...
Quand les philosophes viennent me parler de l'Âme
universelle, je me bouche les oreilles, et je ne veux
pas être convaincue, car il me faut un Dieu moins
vague, moins indifférent. J'ai vu, chez votre oncle,
une Pallas que vous aimez. Elle représente votre
idéal de raison et de sagesse, mais elle n'est pas
humaine ; elle ignore l'amour et n'a point d'enfant
dans les bras.
— La Vierge catholique est-elle humaine, elle,
dont la maternité ne fut glorieuse que par la répro-
bation de l'amour?... Ne vous désolez pas, chère
madame ; j'ai reçu, quoi que vous en pensiez, une
forte éducation morale, et ce sont les plus grands
6o HELLÊ
parmi les hommes qm m'ont enseigné mon devoir.
Mon devoir est-il de me mutiler, de m 'humilier, de
chercher le sacrifice comme but d'aimer la douleur ?
Je ne le crois point. Mon devoir est de réaliser la
femme que je puis être, et d'être heureuse en aidant
au bonheur d'autrui. J'ai le respect de la vérité,
l'horreur de ce qui diminue et avilit. Ce que vous
appelez mon orgueil constitue ma vertu même.
— Puisse cet orgueil vous guider et vous dé-
fendre !... Mais voici quelqu'im. Voulez- vous
sonner pour le thé ?
La porte du salon s'ouvrit. Un jeune homme entra
et vint baiser la main de la vieille dame.
— Bonjour, Maurice, dit madame Marboy en
souriant à ce joH rite suranné du baise-main. Je me
croyais oubUée; mais, dès que vous paraissez, on
vous pardonne. Comment va votre cousine de
Nébriant ?
— A merveille, chère madajne. Elle est tout
occupée par les répétitions d'un drame de Maeter-
Hnck qu'on va jouer chez elle, prochainem nt.
Pour moi, j'ai mille excuses à vous faire...
— Tenez-les pour faites et n'en parlons plus,
Maurice; vous me trouvez en bien belle et bien
jeune compagnie. Il faut que je vous présente à
mademoiselle de Rivejn-ac. Hellé, je vous présente
Maurice Clairmont, un poète, un futur grand
homme, que j'ai connu tout enfant.
HELLÊ 6i
Je répondis au salut du jeune homme, et quand
nous eûmes repris nos places, je sentis son regard
m'effleurer, me fuir, revenir sur moi avec per-
sistance.
Maurice Clairmont n'avait pas trente ans. Il
était svelte et robuste, d'une figure si heureuse
qu'elle attirait la sympathie comme un aimant.
Ce visage mat, cette barbe aux pointes légères,
ces touffes de cheveux noirs et lustrés comme des
plumes, la splendeur des dents, l'éclat bleu des
prunelles, composaient un type de beauté virile
vraiment digne d'un poète et qu'aucune femme ne
devait regarder froidement.
— Madame de Nébriant est toujours une fer-
vente de MaeterHnck, disait madame Marboy, Je
l'admire de résister aux ennuis et aux fatigues que
comportent toujours les représentations d'amateurs.
Je pense à la boutade de MoHère : « Singuliers ani-
maux à mener que des comédiens ! » Qu'est-ce donc
quand ces comédiens sont des gens du monde ! .
— Vous n'assisterez pas à la représentation ?
— Votre aimable cousine m'excusera. Je suis
trop vieille. Les veilles me tuent et votre Maeter-
linck me fait peur. Vous me raconterez la fête, mon
cher Maurice.
— Mais je n'y dois point assister. Mon ami Clau-
zet, le peintre, m'emmène en Grèce. Il y a de nou-
veaux troubles du côté de la Macédoine; on parle
62 HELLÊ
d'une guerre prochaine. Je serais charmé de com-
battre pour la divine Hellas. Mais, si la révolte
prétendue n'aboutit point, nous passerons l'hiver
dans les îles, et j'y achèverai mon drame de Sapho.
— Heureux homme !... Tenez, vos premières
paroles vous ont acquis l'estime de mademoiselle
de Riveyrac. Elle vous considère avec envie, n'en
doutez point.
— Qu'ai-je fait pour mériter cet honneur ? dit
M. Clairmont en riant.
— Hellé est une personne d'un autre temps, ime
jolie païenne. Vous n'ignorez point les travaux de
son oncle, monsieur Sylvain de Riveyrac ?
— L'auteur de la Morale antique, un philosophe
plus artiste que bien des artistes ? Ah ! que je
serais heureux de le rencontrer !
— Je regrette fort que mon oncle soit absent,
dis- je, xm. peu troublée par ce regard bleu qui
chatoyait entre les cils sombres œmme un martin-
pêcheur dans les roseaux.
— Maurice, s'écria madame Marboy, il faut que
vous connaissiez monsieur de Riveyrac ! Venez
dîner ici, samedi, vous rencontrerez monsieur de
Rive5Tac et sa charmante nièce... Oh ! ne me ré-
pondez pas que vous êtes très occupé, que les
belles dames se disputent l'honneur de vos visites...
Si vous refusez, nous nous brouillerons.
— Pourquoi me priverais- je d'im très grand
HELLÊ 63
plaisir? Je me permettrai, seulement, chère
madame, de vous amener un convive...
— Accordé... Et ce convive... ?
— C'est votre propre neveu. Je devais passer
la soirée avec lui.
— Cet original d'Antoine ? Il ne viendra pas.
— Madame Marboy, comme vous jugez mal
votre neveu ! Que doit penser mademoiselle de
Rive57rac ?
— Hellé ne connaît pas Antoine. Ma chère
enfant, le personnage dont nous parlons est mon
neveu, un être sombre et bizarre, qui travaille
comme un bénédictin, vit comme un anachorète,
et se soucie peu de plaire aux jeunes filles.
— Assurément, Genesvrier est mal vu des
dames, dit le jeune homme en souriant. Il ne sait
ni veut leur parler le langage qu'elles aiment
et ne pense qu'à réformer l'humanité ! Il est le
fidèle ami, le disciple du fameux Jacques Laurent.
— Jacques Laurent, le pamphlétaire de V Avenir
social ? J'ai entendu mon oncle parler de lui avec
admiration.
— Laurent est un grand écrivain, mais un rêveur
d'utopies... tout comme Genesvrier !
— Hellé, ma mignonne, un peu de thé ? dit
madame Marboy.
Une vapeur montait du samovar. Le reflet des
lampes, empruntant une exquise nuance rose au
64 HELLÉ
crêpe des abat- jour, adoucissait lé citron acide des
tentures. Tout plaisait à mes yeux : les soies
brillantes et molles, la gaieté du feu clair, la
délicatesse des porcelaines et les menus ustensiles
d'argent.
Maurice Clairmont parla de son voyage. Les noms
des îles et des cités où s'était souvent égaré mon
rêve prenaient une ampleur sonore quand il les
prononçait. Madame Marboy, s'étant peu à peu
retirée de la conversation, ce ne fut bientôt qu'un
duo, coupé par les petits soins du five o'clock,
égayé par le jeune rire du poète et si charmant qu'il
me parut trop court. Mais six heures sonnaient.
Je devais partir. On convint de reprendre, le samedi
suivant, la causerie interrompue.
VIII
Un importun ayant retenu mon oncle, je le pré-
cédai chez madame Marboy. Elle m'avait priée de
venir de bonne heure. Ma présence lui donnait
l'illusion de la maternité et, près d'elle, aisément,
j 'oubliais que j 'étais une étrangère.
— Comment, fit-elle en m'apercevant, vous
inaugurez pour nous cette belle robe ? Deviendriez-
vous coquette, sage Hellé? Vous allez ravager le
cœur poétique de Maurice, le cœur farouche de
Genesvrier et le cœur doctoral de monsieur Gérard.
Regardez-vous un peu.
Entre deux appliques de bronze doré qui bril-
laient haut comme un double bouquet de petites
flammes, un miroir ovale me renvoya mon image,
et l'apparition, vêtue de satin nacré et de mousse-
line floconneuse, m'étonna comme celle d'une sœur
divine.
Je regardai ce visage dont la grâce sévère ne
s'était pas attendrie encore et voluptueusement
modelée sous les lèvres de l'amour, ce front uni,
3
66 HELLÉ
ces bandeaux d'un blond presque châtain qui se
dorait dans la lumière, ces sourcils droits, ces larges
yeux vert de mer, cette bouche finement ciselée
par rironie, mais que l'enthousiasme faisait frémir,
ce cou ferme, ces épaules vigoureuses, cette poitrine
qui semblait destinée au repos d'un demi-dieu.
J'étais belle, je le savais, et je considérais ma
beauté non comme un trésor qu'on peut exploiter
pour de bas intérêts, mais comme un don précieux
qui porte avec soi une joie sereine.
— Vous êtes rayonnante, Hellé ! dit encore
madame Marboy, avec une nuance d'affectueuse
inquiétude. Il ne vous est arrivé rien d'extra-
ordinaire, mon enfant ?
— Absolument rien, chère madame.
Elle parut rassurée.
— Je vous ai placée entre monsieur Clairmont
et mon neveu. Vous connaissez Maurice. Quant à
Genesvrier, il ne vous parlera guère car votre
parure l'intimidera. Cependant je crois que vous
ne vous ennuierez point.
— J'en suis très sûre. Monsieur Clairmont me
plaît beaucoup.
— C'est un charmeur, dit madame Marboy
avec un sourire. Sa mère, qui est morte l'an dernier,
était ma meilleure amie, et je ne puis vous dire
à quel point elle aimait Maurice. Elle souhaitait
le marier et, certes, chez la baronne de Nébriant, —
HELLÉ 67
leur cousine, une femme à la mode que tout Paris
connaît, — les beaux partis ne manquaient point.
Mais la folie du voyage monte au cerveau de
Maurice. Il part... Quand reviendra-t-il ? lui-même
n'en sait rien. Un caprice peut l'entraîner en Asie,
aux Indes, au Japon. Et la poésie de Maurice lui
ressemble. Elle est ardente, légère, impatiente
comme lui. L'austère Genesvrier déclare, non sans
quelque dédain, que c'est une muse folle qui souffle
dans un clairon d'or.
Je devinai dans ce Genesvrier un ennemi des
Muses. Il ne me déplaisait point que celle de
Maurice fût une céleste folle, au verbe sonore et
harmonieux, à la chevelure dénouée. Les poètes,
à travers mes lectures, m 'apparaissaient comme
d'éternels enfants, ivres d'un délire sacré, à qui
toute indulgence est due. Que Maurice Clairmont
s'en allât combattre pour la divine Hellas, cela
suffisait à me ranger de son parti. J'exprimai
nettement cette opinion.
— Je suis un peu de votre avis, répondit madame
Marboy. Mais ne soyez pas trop sévère pour
Antoine. Peut-être vous intéressera-t-il beaucoup.
C'est un homme d'une haute intelligence, d'ime
haute moralité, égaré malheureusement dans
les utopies humanitaires. Il est né dans une
famille riche et devrait porter le titre de marquis.
Eh bien, ma chère enfant, il a fait cette belle folie
68 HELLÉ
de rejeter titre et fortune. Pourquoi ? Il n'a jamais
daigné me l'expliquer tout à fait. Il n'est pas
expansif, mon neveu Antoine. Il écrit dans une
revue philosophique, sociologique, etc. Je suis
trop bourgeoise pour comprendre sa littérature.
Le timbre retentit deux fois, et mon oncle
parut, suivi de près par les Gérard. La conversation
ne fut plus qu'un échange de politesses jusqu'au
moment où Maurice Clairmont fut annoncé.
Madame Marboy le présenta à mon oncle, puis
il vint s'asseoir près de moi. Ses yeux exprimaient
une admiration qui me fut délicieuse, et je compris,
dès les premières paroles, qu'il était heureux de
me revoir.
Sept heures et demie sonnaient quand M.
Genesvrier lit son entrée. J'entendis qu'il s'ex-
cusait de son retard ; mais, toute aux discours de
Clairmont, je regardai à peine le nouvel arrivant.
Presque aussitôt mon oncle offrit son bras à madame
Gérard, et nous passâmes dans la salle à manger.
Le voyage de Maurice fournit la matière de
l'entretien pendant tout le repas. Le jeune homme
parlait avec une grâce aisée et brillante qui
révélait le poète et faisait paraître bien lourde
l'éloquence professorale de M. Gérard. J'étais
sensible à la musique du verbe autant qu'à la
beauté de la forme, et, la nouveauté de mon plaisir
m' empêchant de le discuter, je ne m'avisai point
HELLÉ 69
que cet art de décrire et d'évoquer ne servait
pas ridée originale et que le magicien nous enchan-
tait par une transfiguration habile du lieu commun.
La personne de Maurice Clairmont s'adaptait
admirablement au type du poète aventureux qui,
depuis Byron, émeut les imaginations adolescentes.
Ce n'était plus la fine ironie parisienne, ni la
correction du mondain, ni la componction du
savant... C'était je ne sais quoi de jeune, d'ardent,
d'heureux, où l'on sentait l'impatience de vivre
et la certitude de triompher ; des yeux si beaux
qu'ils semblaient créés pour refléter des spectacles
de beauté étemelle, une voix où vibraient tous les
timbres du bronze et de l'or. A peine, en causant
avec Maurice, pouvais- je atténuer par une réserve
apprise l'extrême plaisir que j'éprouvais à l'en-
tendre, à le regarder. Aucun sentiment de coquet-
terie, pas même le confus , émoi sensuel qui se
mêle aux émotions de ce genre, ne troublait la pure
qualité de ce plaisir, comparable . à la joie de
l'artiste qui admire dans son modèle, un type
accompli d'humanité,
Antoine Genesvrier, placé à ma droite,.. n'attirait
point, mqn: attention. Nous échangions seulement
des. paroles de politesse. Comme, on rentrait.au
salon, je le vis en face pour la première fois* . . :
.En toute autre circonstance, ce que j'avais
appris de sa vie et de. son caractère m'eût inté-
70
HELLÊ
ressée passionnément, mais un charme plus fort
me détournait de cet homme dont les trente-cinq
ans déjà trop marqués, la haute taille, la carrure
puissante, les grands traits sombres sous une masse
de cheveux bruns, qui grisonnaient vers les tempes,
étaient peu faits pour séduire une jeune fille.
Madame Gérard, qui venait de négocier quatre
mariages à la fois, entretenait madame Marboy
de ses démarches, de la reconnaissance qu'elle
inspirait aux huit familles des jeunes fiancés.
Ma vieille amie écoutait avec un sourire d'indul-
gence résignée, tout en défripant les dentelles qui
garnissaient sa robe de soie grise. Genesvrier
entretenait mon oncle et M. Gérard.
Maurice Clairmont s'était assis près de moi.
— Je vais partir dans quelques jours, disait-il,
et peut-être ne reviendrai- je pas avant deux
longues années. J'emporterai, avec l'espérance
de vous retrouver, le regret de ne vous avoir
pas connue davantage. Les salons sont pleins de
figures banales, et c'est une bonne fortune de
rencontrer des gens tels que votre oncle et vous.
— Nous ne sommes pas des mondains... A peine
suis- je allée huit ou dix fois à des réceptions qui
se ressemblent toutes avec une désolante identité.
Je suis une provinciale, monsieur, une campa-
gnarde. Je ne me plais que dans mon vieux pavillon
de la rue Palatine ou à la Châtaigneraie.
HELLÊ 71
— Madame Marboy m'a parlé de votre vie.
Je sais que vous aimez l'étude et la solitude...
Goût singulier pour une personne de votre âge
et de votre figure. Je n'ai jamais pu me soumettre
à cette discipline intellectuelle qui marque notre
jeune visage d'une précoce gravité. Je suis un
être de caprice et d'impulsion... Et tenez, —
ajouta-t-il avec une inflexion de voix qui me parut
étrange, — au moment de partir pour cette Grèce
qui me séduit, je ne sais quelle fantaisie peut me
prendre...
— D'aller ailleurs ?
— Ou de rester...
Il reprit rêveusement :
— Je vaincrai cette fantaisie, ayant engagé
ma parole... Il y a aussi l'intérêt de mon drame que
je dois achever là-bas... Mais je suis ainsi fait...
— Il faut partir ! dis- je, car la poésie de ce
voyage ajoutait je ne sais quel charme au caractère
de Clairmont.
Il me regarda avec une curiosité que mon absolue
inexpérience de l'homme m'empêcha de remarquer
sur-le-champ.
— Vraiment, vous me conseillez de partir...
même si Paris m'offrait un nouvel attrait... un
attrait irrésistible ?
— Je ne sais, dis- je avec candeur, quel attrait
peut vous offrir Paris ; mais, si j'étais homme.
72 HELLÉ
je ne balancerais pas, quand, à trois jours de
voyage, je saurais trouver les Cyclades, la mer
des Néréides, et peut-être la gloire de chasser le
Turc de la terre des dieux.
— Allons ! fit-il en riant, je vois qu'il me faudra
chasser le Turc, comme vous dites, sous peine de
me. déshonorer à vos yeux. Mais si loin que j'aille
et si déhcieuses que soient les îles, et si bleue la
mer, et si tenaces les Turcs, je reviendrai, je revien-
drai, mademoiselle.
— Et vous nous rapporterez un beau drame ?
— Je tâcherai... Et vous, mademoiselle, que
ferez- vous, d'ici là ?
— Je travaillerai avec mon oncle; j'irai passer
les étés à la Châtaigneraie...
— Deux ans, c'est long.
— Croyez- vous ? Les années vont vite. Il me
semble que je suis née d'hier, et pourtant ma vie
s'est écoulée sans aventures, sans incidents, entre
mon oncle et ma vieille bonne Babette.
— Vous n'aviez même pas de compagnes ?
— Et je n'en souhaitais point. Les jeunes filles
ne m'aiment guère, parce que je leur ressemble
peu et que nous n'avons aucun goût commun.
— Mais quand je serai de retour, peut-être
des événements imprévnis auront-ils bouleversé
votre existence. Une Psyché inconnue s'éveille
en nous, vers vingt ans... N'importe ! je vous
HELLÉ 73
devrai un souvenir exquis, mademoiselle, et je
penserai à vous sous les mjnrtes et les oliviers...
Et puis, après tout, vous avez raison... Deux
ans passent vite.
Il répéta, après un silence :
— Je reviendrai.
Quand nous prîmes congé, vers minuit, mon
oncle pria Clairmont de venir dîner un mercredi
chez nous, rue Palatine. Je compris aux paroles
d'adieu de Genesvrier qu'une invitation identique
avait précédé celle-là.
IX
J'avais caché sous ma pelisse deux volumes
de Maurice Clairmont, empruntés à madame
Marboy, et pendant que la voiture roulait vers
Saint-Sulpice, il me semblait que j'emportais
l'âme même du poète, réfugiée ainsi dans l'ombre,
tout près de mon cœur.
La voix de mon oncle m'arracha à ma rêverie.
— Je suis content de ma soirée, Hellé. Bien
que la robe de madame Gérard fût d'un velours
rouge insupportable, j'ai pris grand plaisir à
la conversation. Sais-tu que j'ai engagé Genes-
vrier à venir nous voh: ? ^lon enfant, c'est un homme
extraordinaire.
— Je ne suis pas bon juge, répondis-je. Monsieur
Genesvrier s'est constamment tenu loin de moi.
A peine lui ai-je entendu prononcer quatre paroles.
Je remarquai que mon oncle ne parlait point
de Maurice Clairmont, et je fis une discrète allusion
au talent probable de ce jeune homme. Mais, de
même que Clairmont m'avait absorbée, de même
HELLÉ 75
Genesvrier avait accaparé toute la pensée de M. de
Riveyrac. Il déclara que Maurice avait de l'ima-
gination, de l'éclat, de l'élégance, une de ces
figures charmantes que les artistes aiment à
reproduire. Puis chacun reprit sa méditation, et
nous ne parlâmes plus qu'au seuil de ma chambre,
où mon oncle me souhaita le bonsoir.
Quand j'eus allumé ma petite lampe, étalé
sur l'antique bergère le corsage de mousseline
neigeuse et l'ample jupe de satin blanc, je revêtis
un chaud peignoir noué d'une simple cordelière.
Puis, sans penser à l'heure tardive, j'ouvris le
premier volume des poésies de Clairmont.
C'étaient des vers de jeunesse, des odelettes
amoureuses dans une jolie forme parnassienne ;
un petit musée de figurines antiques ciselées
et peintes avec un art séduisant, mais imper-
sonnel. Je n'y trouvai rien que je n'eusse pu
trouver dans les œuvres des joailliers poétiques
célèbres depuis trente ans. Et ce que j'y cherchais,
c'était l'âme de Clairmont elle-même.
Le second volume, publié sept ans plus tard,
portait sur la feuille de dédicace un prénom de
femme que je lus avec une curiosité poignante :
Pour Madeleine. Quelque maîtresse, sans doute,
une de ces grandes dames chez lesquelles Clairmont
fréquentait et que je m'imaginais pareilles à
ces patriciennes florentines du xvi* siècle, hardies.
76 HELLÉ
galantes et lettrées, prêtes à récompenser d'un
baiser le poète qui avait enlacé son myrte à leur
chevelure.
Les premières pièces étaient propres à confirmer
ce pressentiment. J'avais lu quelques passages
choisis des petits poètes grecs et latins, qui m'a-
vaient paru froids comme un exercice de rhéto-
rique. Ces amours, ensevelies sous la poussière des
siècles, étaient mortes avec la langue même où le
poète les avait chantées, et les mots latins m' ap-
paraissaient tels que des urnes cinéraires, vides
d'un parfum évanoui.
Ici je retrouvais encore l'éternel thème de
volupté, le Da mihi basia mille, les cent, les mille
baisers dont la page, écrite d'hier, était toute
chaude encore. C'était la révélation d'une poésie
que je comprenais à peine et que je sentais pour-
tant vivante et vraie. Elle ne me plaisait qu'à
demi, car je n'aimais pas le trouble qu'elle me cau-
sait, ce malaise moral et presque physique auquel
se mêlait obstinément le souvenir de Clairmont.
Le coude sur la table, le front dans ma main,
je restai rêveuse. Je devinai bien quelle femme
Clairmont avait aimée et de quel amour, mais il
y avait, jusque dans cette exaltation chamelle,
comme une lassitude et aussi une aspiration. Que
ce fût un artifice littéraire, l'idée ne m'en vint
même pas. Je me disais que Clairmont avait reçu
HELLÉ
11
de la Madeleine mystérieuse tout ce que celle-ci
pouvait donner, et qu'il attendait d'une autre
l'amour suprême, le prix du génie qui fit Dante
et Pétrarque immortels.
Longtemps, longtemps, je songeai, si bien que
je vis pâlir ma lampe et blanchir la fenêtre entre
les rideaux. L'aube aux yeux bleus souriait sur la
cité, éveillant les moineaux dans les arbres et les
cloches dans les tours grises. Le froid matinal me
fit frissonner. Je fermai le livre de Clairmont et,
la tête pleine de rêves confus et de mots sonores,
je m'endormis profondément.
X
C'ÉTAIT quelques jours après cette soirée.
— Hellé, me dit l'oncle Sylvain, j'ai une visite
à faire. Veux-tu m'accompagner ? Tu pourras me
donner un bon conseil.
— A quel propos, mon oncle ?
— Voici : monsieur Genesvrier m'a dit, l'autre
soir, qu'il voulait se défaire de certains livres
rcires reçus en héritage et qui encombrent inutile-
ment sa bibliothèque. Mon âme de vieux bibliophile
s'est émue, et j'ai obtenu de monsieur Genesvrier
qu'il me laissât faire un choix parmi ces li\T:es
avant de voir un autre acquéreur.
— Je vous suis, mon oncle, très volontiers.
Antoine Genesvrier habitait sur le versant
de la montagne Sainte-Geneviève, dans cette
pittoresque petite rue Clovis formée par les bâti-
ments du lycée Henri-lV, la tour Clovis, l'église
Saint-Étienne-du-Mont et les jardins du presbytère.
Quatre ou cinq maisons seulement y abritent
d'humbles ménages, des professeurs pauvres, des
HELLÉ 79
ouvriers, et tout près, dans la rue Descartes,
grouille une population presque indigente. Nous
gravîmes quatre étages, par un escalier sombre,
et, parvenus à un palier étroit, nous lûmes le nom
d'Antoine Genesvrier sur une porte. Mon oncle
sonna. La porte s'ouvrit, démasquant une anti-
chambre noire où je distinguai la silhouette de
M. Genesvrier.
Il eut une exclamation de surprise, puis il nous
fit entrer, s 'excusant brièvement du désordre
de son logis. Je regrettai presque d'avoir accom-
pagné mon oncle, car il me sembla que ma présence
donnait à notre hôte quelque embarras.
Mais, quand nous fûmes assis dans son cabinet
de travail, je ne regrettai point mon voyage. Le
lieu n'était point banal.
Je la vois encore, cette grande chambre tapissée
d'un papier uni, d'une douce teinte verdâtre.
Le carreau rouge, çà et là recouvert de nattes
fines, était fraîchement lavé. Des rayons de sapin
verni, chargés de volumes, occupaient deux
panneaux. Une petite armoire bretonne renfermait
sans doute les manuscrits et les documents précieux.
Il n'y avait ni tentures, ni grands rideaux à la
fenêtre, voilée seulement à mi-hauteur par de
petits stores d'étoffe écrue. Le jour égal et pur
tombait de haut sur la table où une grosse lampe,
coiffée d'un abat- jour bleu, était toute prête pour
8o HELLÉ
la veillée, parmi des liasses de lettres, des cahiers
de papier et une collection' de l'Avenir social
réunie dans une reliure mobile. Sur la pendule
basse, formée d'un bloc carré de marbre noir,
j'admirai une réduction en plâtre de l'Esclave de
Michel-Ange. Au mur, entre des cartes de géo-
graphie, j'aperçus une belle photographie de
Jacques Laurent, deux études peintes, et, dans un
petit cadre de chêne, une épreuve ancienne déjà
et toute jaune de la Melancholia, d'Albert Diirer.
Il me parut que le grand ange féminin, si triste
sous sa couronne, était le génie de ce lieu.
Pendant que mon oncle rappelait l'objet de
sa visite, je contemplais Genesvrier debout à
contre- jour. Dans ce cadre créé par lui et qui
reflétait sa vie austère, il était mieux et plus à
l'aise que dans le salon de madame Marboy. Il
n'était ni gracieux ni élégant, mais il n'était
point vulgaire. Il avait la stature d'un homme fait
pour commander, de larges épaules, qui eussent
porté sans défaillance un siècle d'acharné labeur,
des sourcils proéminents, des yeux au regard lent
et fixe. On sentait en le voyant que cet homme,
affranchi de tout besoin de vanité, de toute super-
stition de caste, n'obéissait qu'à lui-même. Avant
de susciter la s}Tnpathie, il imposait l'attention,
il forçait au respect.
— Ma bibliothèque est à votre disposition.
HELLÉ 8i
dit-il à mon oncle. Je me ferai un plaisir de vous
prêter tel livre qui vous conviendra. Quant à
ceux que vous désirez acquérir, j'en veux ignorer
la valeur marchande, et votre prix sera le mien.
L'oncle Sylvain se récria :
— Vous me mettez dans un embarras extrême ;
je ne suis malheureusement pas assez riche pour
satisfaire ma passion des beaux livres, mais je ne
voudrais point profiter de votre volontaire igno-
rance et vous exposer à des regrets.
— Ne craignez rien, monsieur. Depuis que j'ai
eu l'honneur de vous rencontrer, il m'est venu
ime singulière répugnance à remettre ces livres
aux mains d'un marchand. Ce me serait un plaisir
de les savoir chez vous, en bonne place. Je n'ai
point, pour beaucoup de raisons, le loisir ni le
moyen d'être un vrai bibliophile, mais j'ai le
respect des vieux livres. Je dirais que j'y sens des
âmes, si j'étais poète comme Clairmont.
Je levais des yeux étonnés.
Il reprit en souriant :
— Ce jargon poétique ne m'est pourtant point
famiher, et, sachant que vous devinez mon senti-
ment, je n'ai pas à l'expliquer davantage. J'ai
donc un vif désir de vous céder ces volumes, s'ils
vous plaisent. Aussi, je vous le répète, votre prix
sera le mien.
II ouvrit la petite armoire et prit une douzaine
82 HELLE
de volumes à reliure fauve. Mon oncle mit ses
lunettes pour les examiner. Il y avait une Bible
de 1650, ornée de gra\aires sur bois, un Érasme,
im Rabelais et quelques ouvrages philosophiques
du xviii^ siècle.
L'oncle Sylvain regarda curieusement les titres,
les dates, l'état des reliures, la beauté des fers.
— Cher monsieur, dit -il, vous n'avez peut-
être aucune expérience de la valeur que repré-
sentent ces Hvres. Je choisirai ce qui me con-
viendra, et je vous adresserai des hommes de goût
qui seront charmés d'acheter le reste. Ils l'ap-
précieront aussi bien que moi et le paieront
mieux que je ne puis le faire.
M. Genesvrier eut un geste de contrariété :
— Non, dit-il, ces transactions m'ennuient
horriblement... Je suis occupé, débordé, et fort
peu capable de convaincre des amateurs.
— J'en fais mon affaire, dit l'oncle. J'en-
verrai prendre les volumes, et vous n'aurez à
vous occuper de rien.
— Vraiment, je suis confus... Vous me con-
naissez à peine...
— Le peu que je connais de vous m'a donné
une vive curiosité de vos œuvres et un vif désir
de votre estime. C'est le présage de l'amitié...
Croyez, monsieur, que je ne suis point prodigue
de ce sentiment. Je suis un vieil ours. Je déteste
HELLÊ 83
le monde, et n*y aurais jamais reparu sans cette
petite fille que voilà. S'il faut tout dire, je suis
à la fois enthousiaste et misanthrope. L*œuvre
de l'homme me passionne ; l'homme me dégoûte
le plus souvent. Tous les affamés de places, de
titres, d'argent, m'inspirent plus de mépris encore
que de pitié, et j'estime celui qui sait vivre soli-
taire. Le goût de la solitude suppose une vertu
intellectuelle qui m'a toujours attiré.
Genesvrier répondit :
— Je ne suis pas un dilettante de la soHtude.
Je l'aime parce qu'elle m'est nécessaire pour me
recueillir et pour travailler ; mais je suis curieux
de l'homme, et je l'étudié tel qu'il est, tel qu'il
pourrait être, tel que l'ont fait les déformations
sociales et morales, et je sens, pour ses misères,
moins de mépris que de pitié.
— Vous avez l'âme indulgente ?...
— Pas toujours, dit Genesvrier, et certains
vous parleront de «mon âme enfiellée, jalouse,
féroce », parce que je hais l'hypocrisie, l'injustice.
Ah ! que ne suis- je im grand écrivain ! Mais je
ne vaux que par ma sincérité, ma clairvoyance
et ces inspirations soudaines qui naissent de
Ilndignation. Ne vous méprenez pas, monsieur,
je ne suis pas un poHticien déguisé en homme
de lettres, je ne me suis embauché dans aucun
parti. Je suis un homme libre.
84 HELLÉ
Il sourit :
— Mais je ne suis pas un homme aimable.
Ma tante Marboy me l'a souvent reproché. Rien
ne m'irrite plus que la bienveillance banale qui
n'est ni la tendresse ni la charité, et noie la
colère, l'amour, l'admiration, le dédain, toutes
les émotions fortes, dans je ne sais quel fade
bouillon.
Un rayon de soleil, entre deux nuages, frappa
les vitres d'une flèche d'or.
— Le ciel s'éclaire, dit Genesvrier. Voulez-
vous voir mes jardins suspendus, ma terrasse
de Babylone?
Il ouvrit la fenêtre et nous fit passer sur un
large balcon où des jacinthes fleurissaient dans
d'étroites caisses vertes. Un lierre presque noir
tordait sur le mur ses tiges velues.
— C'est im des charmes de la maison, dit
notre hôte. Ces arbres que vous voyez en bas
appartiennent au presbytère de Saint-Étienne-
du-Mont. De la rue même on voit les grappes
jaunes des ébéniers, les th5n:ses violets des lilas
qui semblent plantés sur la crête du mur. Ces
fleurs, dans le jeune feuillage, se mélangent fort
agréablement, et, le soir, quand il a plu, leur
odeur monte jusqu'à ma fenêtre. J'aime ces
profils gris des monuments que le Panthéon
domine, et j'ai une tendresse particuHère pour
HELLÉ 85
la vieille tour Clovis. Quand je suis fatigué,
je m'assieds sur le balcon et je me repose dans
la compagnie des moineaux francs et des jacinthes.
Il vit mon air étonné.
— Ceci vous surprend, mademoiselle Hellé ? Je
n'ai pas la mine d'un jeime homme sentimental,
et je ne prétends pas jouer Jenny l'ouvrière avec
mes jacinthes et mes moineaux. Mais c'est la loi
des contrastes et des réactions.
— Je n'y vois rien de ridicule.
— Mon ami Clairmont s'en amuse fort. En
sa quaUté de poète, il n'estime que les cygnes,
les aigles et un peu les rossignols, bien que ces
animaux se soient démodés depuis Lamartine.
Mes pierrots lui semblent insupportables, et laids,
la vulgarité de mes jacinthes lui fait mal au cœur,
Clairmont ne supporte que les roses, les lys, les
tulipes, et les chrysanthèmes du Japon.
Cette ironie me déplut et je ne répondis rien.
L'heure était venue de nous retirer. Mon oncle
exigea de Genesvrier la promesse de venir chez
nous le mercredi suivant.
XI
Sauf Grosjean, Lampérier et Karl Walter, mon
oncle n'invitait jamais personne. A peine mon-
sieur et madame Gérard étaient-ils entrés trois
fois dans notre maison. Quand j'annonçai à
Babette un dîner de huit couverts, elle faillit
perdre la tête :
— Bien sûr, mademoiselle, me dit-elle, bien
sûr que monsieur Sylvain a une idée. Ce n'est
pas naturel qu'il invite tant de monde... Je
pense qu'il veut vous faire marier.
— N'en crois rien, Babette. Mon oncle a déclaré
que je me marierais toute seule et qu'il ne se
mêlerait point de ces choses-là.
Babette hocha la tête d'un air sceptique :
— Ma foi, mademoiselle, monsieur ne ferait
pas si mal d'y penser un peu. Vous attrapez
vos vingt ans à la fin de l'année ; vingt ans !
c'est la saison des amours. Vous n'allez pas
rester toute votre vie dans les Uvres.
Malgré les dires de Babette, je savais que
HELLÊ 87
l'oncle Sylvain, en invitant madame Marboy et
Maurice Clairmont, n^avait aucune arrière-pensée.
Le voyage du jeune homme eût d'ailleurs réduit
à néant tout projet matrimonial.
Bien souvent l'oncle Sylvain s'était expliqué
avec moi sur cette question délicate de mon
mariage. Il m'avait avertie que son rôle était
fini, et qu'il n'entendait point discuter mon
choix ni choisir à ma place ; en me laissant
toute la responsabilité d'un acte si grave, il me
faisait sentir le prix de ma liberté et la nécessité
de la réflexion. Il savait que je pouvais me trom-
per de bonne foi, mais il ne se prétendait point
infaillible et croyait que l'instinct, la raison, un
haut idéal d'amour me guideraient mieux qu'au-
cune expérience étrangère.
J'avais remarqué qu'il ne manifestait pas un
vif enthousiasme pour le talent de Maurice Clair-
mont, bien que ce jeune homme ne lui déplut
pas et qu'il en parlât avec sympathie. J'attri-
buai cette indifférence à l'engouement que lui
inspirait Genesvrier, et j'en gardai une bizarre
rancune au solitaire de la rue Clovis. Je ne me
disais pas — tant la jeunesse est injuste dans
ses caprices — que, si Clairmont n'était pas entré
dans ma vie en même temps que Genesvrier,
celui-ci, peut-être, eût revêtu à mes yeux une
grandeur singulière et fascinatrice.
8S HELLÉ
En préparant notre logis pour y recevoir nos
hôtes, je ne tâchai point d'en atténuer la sévé-
rité par ces recherches ingénieuses où excellait
madame Marboy. La table, parée d'un damas
antique qui avait honoré le repas de noces de
mes grands-parents, reçut le service de porce-
laine armoriée à filets d'or, quelques cristaux
de prix, quelques pièces de vieille argenterie
vénérable. Deux flambeaux bas à trois branches,
dont un ciseleur contemporain de Louis XM
avait contourné les tiges et épanoui les tulipes
de bronze doré ; une corbeille de narcisses et
de grosses marguerites jaunes composèrent, avec
la vaisselle, une harmonie blanc et or. Mon oncle
se déclara satisfait.
— Ceci, dit-il, t'impose une robe blanche. Tu
mettras quelques narcisses à ta ceinture et dans
tes cheveux. J'aime ce mariage de l'or et du
blanc qui ont ensemble je ne sais quoi de splen-
dide et de virginal ; c'est la beauté des lys et
des reines.
Quand je descendis au salon, vêtue non plus
d'éclatant satin, mais d'un crépon blanc, souple
comme ime tunique grecque, Grosjean déclara
qu'il avait vu ma coiffure et mon profil sur une
médaille ■ de Syracuse ; Lampérier cita Virgile ;
Karl Walter cita Gœthe, et Genesvrier ne dit
rien.
HELLÊ 89
Mais plus doux que tous les éloges fut le regard
que Maurice Clairmont jeta sur moi lorsqu'il entra
avec ma vieille amie. J'y lus de l'admiration, de
la sympathie, presque de la tendresse. Une autre
jeune fille y eût-elle pressenti de l'amour ?
L'aisance mondaine de madame Marboy, la
gaieté de Maurice animèrent la réunion. Maurice
sut parler de la Grèce de manière à échauffer
Lampérier et Walter, et l'Allemand même, charmé,
lui proposa un rendez-vous à Olympie. Mon oncle
parut soumis à cette séduction irrésistible, com-
parable au despotisme des femmes très belles.
Quand je servis le café au salon, le poète était chez
nous comme un roi dans son royaume. Tous les
yeux étaient charmés — et tous les cœurs.
Avril s'achevait, un avril aux chaleurs pré-
coces, qui avait déplié partout les feuilles tendres
et fleuri nos marronniers. Mon oncle fit ouvrir
la grande porte-fenêtre qui donne accès sur le
jardin. Clairmont venait de réciter un fragment
de son drame, et ses grands vers sonores de
l'Invocation à Aphrodite avaient laissé dans la
nuit de printemps comme un frisson de syllabes
amoureuses. A la prière de madame Marboy, mon
oncle prit sa flûte, et je m'assis au clavecin.
Sur l'accompagnement des petites notes grêles,
la voix de cristal de la flûte évoqua la promenade
des ombres dans les asphodèles, au troisième acte
90 HELLÉ
d'Orphée. Que de fois, par des soirs pareils, nous
avions enchanté nos âmes de cette musique
vraiment divine, — et d'où vint que je crus la
jouer pour la première fois ? Mes yeux se fer-
maient à demi : j'errais dans l'étemel crépus-
cule, sous les myrtes où Virgile vit passer Didon,
indignée, silencieuse, et blessée d'un amour que
la mort même ne guérit pas. Les flammes des
bougies palpitaient. Le clair de lune découpait
en noir la forme des branches. Quand j'eus cessé
de jouer, on parla d'une voix plus basse, comme
si quelque chose de sacré avait passé sur nous.
M. Grosjean réclama le whist coutumier, Walter
venait de partir. Tous se gi-oupèrent autour de la
table. Je jetai un châle blanc sur mes épaules, et
je sortis dans le jardin.
Maurice Clairmont m'avait suivie. C'était pres-
que un tête-à-tête ; mais, par la porte vitrée,
par les deux larges fenêtres, mon oncle et ses
amis pouvaient nous voir, et, derrière les vitres
j'apercevais la sombre silhouette d'Antoine Ge-
nesvrier qui ne jouait pas.
C'était une de ces nuits virginales où la lune
règne sur un empire de vapeurs lactées, de nacre,
d'impondérable argent. Ses étoiles s'étaient
évanouies dans cette claire splendeur comme
les rêves d'une jeune fille dans l'éblouissement
du premier amour. Les grands murs qui bor-
HELLÊ 91
daient Thorizon n'étaient pas noirs, à peine
sombres, d'un gris presque aussi pâle que le.
gris aérien des hautes tours. Parfois le vent se
levait, comme l'haleine oppressée de la saison,
et des pétales de marronniers tombaient sur le
gravier des allées, sur ma robe et sur ma cheve-
lure.
— Heure délicieuse ! disait Clairmont. Il me
semble que le temps s'est arrêté, que demain
ne viendra pas, que je n'ai jamais dû partir. Mon
âme oscille entre la réalité et le songe, imprégnée
de poésie, de musique, comme enivrée par un
dieu. J'ai vécu ce soir des instants inoubliables.
Je ne répondis pas. Nous marchions côte à
côte, et je regardais nos ombres ; elles se rap-
prochaient parfois jusqu'à se confondre dans une
étreinte impalpable et muette qui troublait en
moi une mystérieuse pudeur. Je ne souhaitais
point que Maurice prît ma main, ni qu'il pronon-
çât des paroles tendres, et l'idée de l'amour était
dans mon âme comme le soleil invisible dans le
ciel. J'aurais voulu qu'une allée de myrtes, s'al-
longeant à l'infini, accueillît notre rêverie errante
et que le baiser de nos ombres sur le sable se
prolongeât toute l'éternité.
Il parlait. Que me disait-il? Je ne m'en sou-
viens guère. Il ne disait pas qu'il m'aimait ; il ne
demandait point mon amour ; mais il disait que
92 HELLÉ
je serais présente à toutes les haltes de son
voyage ; que nos communes émotions scellaient
entre nous une chaîne mystique ; que je serais très
jeune encore et plus belle, dans deux ans, quand
il reviendrait... Nous n'étions pas des amants,
puisqu'il me quittait sans souffrance, puisque
je ne prononçais pas les paroles qui auraient
pu le retenir. Nos ombres seules s'enlaçaient et
se fuyaient pour s'enlacer encore, nos folles
ombres amoureuses. Et, sous l'épaisse charmille,
l'Éros mutilé souriait en nous regardant.
Il fallut rentrer et ce fut l'adieu avec les for-
mules banales et les gestes froids de la politesse.
La porte se referma sur le jeune homme, qui s'en
allait à l'aventure, en rêveur, en conquérant. Et
il me sembla qu'une fleur éphémère et délicieuse
venait de se faner, pareille aux narcisses de ma
ceinture.
XII
L'ÉTÉ venu, nous partîmes pour la Châtaigneraie.
Sauf la bibliothèque démeublée et close, rien
n'était changé dans la vieille maison où avait
joué mon enfance, où mon adolescence avait
rêvé, où devait parfois se réfugier ma jeunesse.
Le figuier, près du puits, étalait ses larges feuilles.
Il y avait toujours des bardanes contre les
murs de pierre sèche, asile des gros hmaçons et
des lézards délicats ; il y avait des bourraches
à fleurs bleues ; il y avait des frais verjus sous les
pampres de la vigne et des abricots rougissants
sur les espaliers. Les iris de velours violet et de
crêpe jaune commençaient à passer fleur, et les
œillets légers, parmi les fines feuilles grises, an-
nonçaient l'éclatante royauté des roses, ces sou-
veraines des parterres de juin. Chaque jour hâtait
leur floraison dont j'attendais l'apogée comme une
fête.
Parmi les objets familiers, en face du paysage
dont les vastes plans uniformes, les châtaigniers,
94 HELLÉ .
les coteaux avaient été si longtemps l'unique décor
de mes songes, je pris conscience des changements
qui s'étaient opérés en moi. Mon âme s'était
élargie pour contenir des sentiments nouveaux,
et je pressentais qu'elle allait s'élargir encore. Je
voyais surgir des horizons inconnus où déjà, tout
enveloppée d'illusion vaporeuse, la face indécise
de l'amour apparaissait.
Mais sur cette face divine qui souriait au
seuil de la jeunesse, je ne mettais aucun nom.
J'avais beaucoup pensé à Maurice Clairmont
pendant les premières semaines qui avaient suivi
son départ ; puis peu à peu son image s'était
évanouie dans cette vision confuse et lumineuse
qui s'appelait uniquement l'amour. Certes, presque
toutes les filles de mon âge eussent confondu le
souvenir de Maurice avec un espoir plus précis.
Une éducation romanesque, les suggestions du
théâtre et de la lecture, l'influence d'une société
où la femme ne pense, n'agit, ne respire que pour
l'amour, eussent créé des amoureuses, là où je ne
pouvais être qu'une rêveuse, et fait une passion
de ce qui restait un pressentiment.
Si je regrettais l'absence du jeune homme, si
je pensais à lui avec plaisir, mon regret n'avait
rien de poignant, mon plaisir n'avait rien de
troublé. Je n'étais pas torturée par l'impatience
d'aimer. Ma pureté m'était chère comme la liberté
HELLÉ 95
suprême permise à un être humain, comme un
privilège accordé pour peu d'années et dont il
me fallait jouir. Quand, par les midi brûlants, les
châtaigniers me recevaient sous leur ombre,
j'aimais à découvrir les sources qui jaillissaient
au ras du sol, vierges et cachées comme ma vie.
Je buvais dans le creux de ma main l'eau frigi-
de que les hommes n'avaient point souillée en
l'asservissant, l'eau qui n'avait reflété que l'azur
du ciel entre le lacis noir des branches, les lances
des iris et la forme de mon visage incliné. C'était
au plus épais du bois, dans un ravin toujours
humide d'où l'on apercevait, à travers un fouil-
lis inextricable, la lointaine lumière verte des
allées criblées de soleil. La source filtrait parmi
les grosses pierres et remplissait une sorte de
cuve naturelle tapissée de mousses prodigieuses
nuancées du ton de l'olive au ton de l'émeraude,
et molles, douces, fraîches, sous mes pieds nus.
Assise sur un fragment de roc, je sentais le re-
mous frôler mes chevilles. Par une fantaisie pué-
rile, j'appelais à haute voix les nymphes du lieu,
et sur les cressons et les pervenches j'égrenais
des gouttelettes en libation.
Le soleil horizontal rougissait l'orée des clai-
rières. Je reprenais ma route à travers champs.
Les mouvantes graminées qui montaient presque
à mes épaules exhalaient une ardente et sèche
96 HELLÉ
odeur. J'y cueillais en passant des bluets bleus,
de pâles bluets presque mauves, de sombres
bluets violacés, et de grands pavots fragiles dont
la tige colle aux doigts et dont la pourpre, en se
fanant, semble se poudrer de cendre. A peine sortie
des refuges où l'Eau mystérieuse est reine des
verdures et des rochers, je croyais pénétrer dans
le royaimie de Cérès terrestre et solaire, déesse
antique, bienfaisante à l'homme et qui lui con-
serve la vie par l'hymen fécond de la glèbe et du
feu. Les travailleurs étaient partis. On n'enten-
dait que les sauterelles stridentes.
... Ce furent des mois d'enchantement, la trêve
unique que je ne retrouvai jamais, le seul moment
où, sans livres, sans leçons, sans regards jaloux,
sans curiosités éveillées autour de moi, je vécus
de ma seule vie. Je restituai à la nature, en véné-
ration, en amour, la volupté que je recevais
d'elle par mes yeux ivres de sa lumière, par mes
oreilles charmées de ses rumeurs.
xin
Octobre nous ramena à Paris, et la \-ie de
Tannée précédente recommença. Je reparas aux
soirées des Gérard ; je renouai des relations affec-
tueuses avec madame Marboy ; je préparai,
chaque mercredi, le thé et le whist pour les \àeux
amis de mon oncle. Karl \Valter était parti ;
mais Antoine Genesvrier avait pris sa place et
venait chez nous réguHèrement.
L'oncle Sylvain avait réussi à vendre, dans
d'excellentes conditions, les quelques volumes
-dont Genes\Tier voulait se défaire. Genes\Tier
avait témoigné sa reconnaissance du service rendu ;
mais, en pénétrant dans notre intimité, il gardait
une extrême réserve qui arrêtait net l'expansion.
Cette rudesse et cette gra\-ité ne déplaisaient
point à mon oncle. Pour moi, j'accordais à notre
nouvel ami la dignité, le courage, une hauteur
d'âme propre à susciter l'estime, mais je lui re-
prochais de ne point encourager les s\TQpathies
qui s'offraient.
4
98 HELLÉ
— Voudrais-tu qu'il te chantât des romances ?
criait mon oncle, avec une amusante indigna-
tion. Tu railles les jolis messieurs qui te comtisent
chez madame Gérard, et, quand tu rencontres
un homme, tu lui fais un crime de ne point ressem-
bler à ces valseurs. Parbleu ! Genesvrier n'est pas
galant. Il ne porte ni moustache en croc, ni col
carcan, ni cravate de romantique, ni redingote
à longue jupe, ni monocle au bout d'un ruban de
moire. Il ne plaît point aux dames. Il ne s'adosse
pas à la cheminée, sur le coup de onze heures
pour réciter des vers tendres et plats... Et c'est
justement pourquoi je l'aime... Deviendrais-tu
sotte, ma chère Hellé ! Quelque néo-idéaliste
t'aurait-il rendue amoureuse? Un monsieur pom-
madé, lauréat des grandes écoles, va-t-il me
demander ta main ?
Je riais en répondant :
— Mon oncle, parce que vous m'avez élevée
virilement, oubliez-vous mon sexe et mon âge?
Je vous jure que j'estime infiniment monsieur
Genesvrier. Sans connaître ses œuvres, je veux
croire qu'il a du talent, du génie même, le génie
sombre, abrupt, indigné, d'un des premiers Pères
de l'Église. Oui, monsieur Genesvrier me fait
penser à saint Jérôme. Est-ce ma faute, si je
préfère les âmes fines et gracieuses ?
— Au fait, peut-être les hommes tels que
HELLÉ 99
Genesvrier demeurent-ils incompréhensibles aux
femmes, ce qui ne fait point l'éloge de ton sexe,
Hellé ! Ces hommes sont les grands solitaires
qui vivent assis sur la montagne, dans l'air subhme
que vous ne pouvez respirer sans mourir. Et
peut-être aussi n'ont-ils pas besoin de vous, de
votre frivolité, de votre grâce. Leur solitude
fait leur force... Toi, Hellé, le Beau te fascine ;
j'entends le Beau sensible, qui s'exprime par la
forme, le son, le rythme, la couleur. Et là, je te
reconnais femme. Tu préfères l'œmTe d'art à
l'idée toute pure. Je ne t'en blâme point. Toutes
les femmes sentent ainsi, et c'est pourquoi elles
désertent la philosophie et chérissent les religions,
qui leur présentent les idées sous des symboles.
La femme est par nature idolâtre et mystique —
idéaliste, jamais. Elle se donne au Dieu chrétien
parce que ce Dieu s'est fait homme, parce qu'elle
a vu, dans les églises, le type humain qu'il em-
prunta et qu'on lui rendit famiUer. La femme
est tout amour. Les martyrs mouraient au Colysée,
non pour le triomphe de la morale nouvelle, mais
pour l'amour du Dieu nouveau.
M. Gérard avait invité Genesvrier à ses récep-
tions, mais le neveu de madame Marboy avait
répondu par un refus poli, alléguant ses tra-
vaux, quelque fatigue, une humeur bizarre qui
100 HELLÉ
l'obligeait à fuir le monde. Je l'avais secrète-
ment approuvé. Il me semblait que Genesvrier,
devenu mondain, eût perdu sa hautaine dignité,
sans gagner aucune grâce. Madame Gérard fut
irritée de cette abstention. Elle avait entendu
conter l'histoire de notre nouvel ami, et elle avait
annoncé à ses intimes la visite d'un personnage
extraordinaire, le marquis de Genesvrier. Un
incident me révéla l'idée singulière qu'elle en
avait conçue.
Parmi l'élite des jeunes rénovateurs qui péro-
raient chez madame Gérard, j'avais remarqué
un garçon assez beau, fort content de soi et à qui
l'ambition sortait par les yeux et la bouche, dès
qu'il se trouvait en présence d'un homme influent.
Ce monsieur s'était fait présenter à l'oncle Sylvain,
et lui avait envoyé, avec les dédicaces les plus
flatteuses, deux volumes de critique qu'il venait
de publier. Entre temps, il m'avait honorée de ses
confidences. Je savais que la plus brillante carrière
était ouverte à M. Lancelot ; que les lettres, par
un chemin de fleurs, le conduiraient à l'arène
poUtique, et qu'il ferait une rapide fortune tout
en moralisant la nation. Des gens en place s'in-
téressaient à lui. A plusieurs reprises, il avait ému
la presse. Mais la dignité de son rôle et l'intérêt
de son génie lui déconseillaient de mener l'exis-
tence errante d'un célibataire. Il rêvait une femme
HELLÊ loi
capable de le comprendre, de le servir, de s'associer
à son destin et de manœuvrer habilement dans
le monde parlementaire. Avant dix ans, lui,
Lancelot, serait de TAcadémie, et sa femme
aurait le plus beau salon littéraire et politique.
Bien qu'il ne fût point riche, elle n'aurait pas à se
repentir de l'avoir épousé ; car il fonderait peut-
être un grand journal, à moins qu'il ne devînt
ministre. Mais il fallait que cette femme ap-
partînt à la meilleure société, possédât quelque
fortune, de la beauté et l'intelligence du monde.
Après quatre ou cinq entretiens de ce genre,
je n'ignorai plus rien de l'âme et des projets de
M. Lancelot. Évidemment, je lui apparaissais
comme l'élue capable d'aider au triomphe de ses
ambitions, et ces discours, cet empressement
annonçaient une proche demande en mariage.
Je gardai une contenance énigmatique, heu»
reuse d'étudier sur le vif ce t3rpe du moderne
ambitieux, futur héros de Parlement, tout gonflé
déjà d'éloquence creuse. Je lus les deux livres
où je trouvai d'adroites mosaïques d'idées dans
le mastic d'un style parfaitement impersonnel.
Tout ignorante que j'étais, je me rendis compte
que M. Lancelot ne m'avait point menti, sa
souple médiocrité lui assurant une belle carrière
dans une société que toute forte individuaUté
épouvante.
102
HELLÉ
Ce fut madame Gérard qui, d'un air de mystère,
se chargea de sonder mon cœur virginal. Elle vint
me voir en particulier et commença l'attaque
par un long préambule. Mon oncle prenait de
l'âge ; il pouvait disparaître : que deviendrais-] e
alors, si jeune, isolée dans un monde plein d'em-
bûches et que je ne connaissais point? La raison
me commandait de penser à l'avenir et d'assurer
mon bonheur par un mariage bien assorti. J'étais
riche; j'étais belle ; je ne manquerais point d'épou-
seurs.
Je répondis à madame Gérard que j'étais
fort touchée de l'intérêt qu'elle me témoignait ;
que mon oncle jouissait d'une santé excellente,
mais que, si j'avais le malheur de le perdre, je
trouverais en moi-même des ressources et des
défenses contre les entreprises du monde. As-
surément le mariage ne m'inspirait aucune ré-
pugnance; mais j'étais exigeante, difficile, singu-
hère, et, parmi tant de gens de mérite, aucun
n'avait fixé mon choix.
Madame Gérard se réjouit de savoir que j'avais
le cœur libre. Avec son expérience de femme du
monde, elle pouvait affirmer que la passion est
inutile, dangereuse même pour le bonheur conjugal ;
il était certain que la sympathie, avant, assure
l'amour, après. D'ailleurs j'étais une intellectuelle,
fort au-dessus des puérilités du sentiment, et je
HELLÊ 103
devais choisir un mari intelligent, hardi, un
garçon d'avenir, qui ferait vite son chemin.
Mon silence lui paraissant de bon augure,
madame Gérard lança brusquement le nom de
M. Lancelot, qui réalisait toutes les vertus re-
quises pour « arriver ». Je répondis avec sim-
plicité que M. Lancelot me faisait beaucoup
d'honneur, mais que je me sentais incapable de
lui apporter une aide efficace et qu'il risquerait,
en m'épousant, une grosse déception. Après tout,
M. Lancelot, ne manquerait point de bons partis,
et le Néo-idéalisme n'avait nul besoin de prendre
le deuil.
Comme toutes les marieuses, madame Gérard
considérait qu'en refusant un fiancé de sa main,
je lui faisais une injure personnelle. Avec des
lèvres pincées et un mouvement des sourcils,
elle répliqua que j'étais libre, que je connaîtrais
un jour tout le mérite de M. Lancelot et que
je regretterais de ne pas avoir accordé un crédit
de quelques mois à ce jeune homme.
— Mais, chère madame, m'écriai- je en lui
prenant la main — car je ne voulais point lui
causer de peine — je vous suis très reconnais-
sante de votre bonne intention. Malheureusement
je n'aime pas monsieur Lancelot, et, ma liberté
ne me pesant point, je ne l'échangerais que contre
les réelles joies d'un amour partagé. Je ne suis
104 HELLÉ
nullement ambitieuse, et la perspective de préparer
toute ma vie les élections de mon époux ne me
semble pas très séduisante.
Madame Gérard se dérida un peu, poussa
quelques soupirs et, me regardant dans les yeux :
— Écoutez, Hellé, vous feriez mieux de me
dire la vérité. On vous a monté la tête.
— On, madame ? Quel est cet on, s'il vous
plaît ?
— Je sais... je sais...
— Mais je ne comprends plus du tout.
Elle hésita et, tout à coup, avec la volubilité
du ressentiment qui ne se contient plus :
— C'est ce monsieur Genesvrier. Il est amoureux
de vous. Tout le monde le dit. Il est toujours
chez votre oncle, lui qui ne va chez personne
et c'est un scandale de voir que monsieur de
Riveyrac se laisse circonvenir par un individu
qui fréquente la crapule — oui, HeUé, la crapule !
— et écrit des livres subversifs. Parbleu, avec ses
trente-cinq ans, avec ses cheveux gris, sa mau-
vaise humeur et les quatre sous qui lui restent
d'une belle fortime mangée on ne sait comment,
il serait trop heureux de vous épouser pour se
ménager une rentrée dans le monde, dans son
monde où l'on ne veut plus le recevoir.
— Madame, dis- je avec une émotion extra-
ordinaire, vous oubhez que monsieur Genesvrier
HELLÉ 105
est notre ami, qu'il est le neveu de madame Marboy
et que personne n'a le droit de suspecter ses
intentions.
— Vous voyez bien que vous le défendez !
— Je défendrai quiconque sera injustement
attaqué devant moi, à propos de moi. Monsieur
Genesvrier est un homme de talent, un honnête
homme que je n'aime point, madame, mais que
j'estime un peu plus que monsieur Lancelot.
Je sais qu'il a disposé de sa fortune, de quelle
façon et dans quel dessein. Madame Marboy
m'a tout raconté. Monsieur Genesvrier ne songe
point à m 'épouser et, bien loin de prétendre
aux bonnes grâces de son monde, il vit dans la
retraite et ne s'inquiète que de ses travaux.
— Vous en parlez bien chaudement, Hellé,
et si monsieur Genesvrier vous demandait en
mariage...
— Je ne sais ce que je répondrais, madame,
et ceci ne regarde que moi; mais je puis vous
affirmer qu'entre l'amitié de monsieur Genesvrier
et l'amour de monsieur Lancelot, mon choix ne
serait point douteux... Après tout, que vous
importe? Pourquoi me chercher une querelle
en attaquant, à cause de moi, un homme qui
ne vous a fait aucun mal? J'en suis étrangement
surprise et affligée.
Il y eut un silence. Madame Gérard fondit
io6 HELLÉ
en larmes. Elle déclara qu'elle était malheureuse
et bien sotte de s'occuper ainsi des autres pour
leur bonheur ; qu'on ne l'y prendrait plus ; que
peut-être la colère l'avait emportée un peu loin
et qu'elle regrettait ses paroles.
Je me prêtai à son désir de réconciliation, et je
promis de ne rien conter à mon oncle. Madame
Gérard, aussitôt consolée, partit en s'essuyant
les yeux.
XIV
« Cette bonne dame est parfaitement folle,
pensais-je après la sortie de madame Gérard.
Elle ne peut pardonner à Genesvrier de n'avoir
point étalé chez elle son génie et son marquisat.
Il est certain qu'il préfère la société de mon oncle...
Les médisants expliquent son assiduité par l'amour,
car partout où un homme et une femme sont en
présence, on cherche la petite aventure senti-
mentale. Quelle ridicule idée ! Genesvrier amou-
reux !... ^
Je songeai que la colère de madame Gérard
était significative et que la « grosse pie », si
odieuse à l'oncle Sylvain, avait dû s'épancher déjà
dans le sein de plusieurs confidentes. Peut-être
la moitié des gens que je rencontrais chez les
Gérard étaient-ils informés de la prétendue passion
de Genesvrier — peut-être la crainte d'être devancé
par « le marquis » avait-elle précipité la déclara-
tion de Lancelot... Je prévis de sots commérages.
Si j'avais été seule en cause et tout à fait libre,
je n'y aurais attaché aucune importance, mais
io8 HELLÊ
je savais qu'une vieille affection unissait mon
oncle et M. Gérard. Je voulais empêcher la rupture.
L'idée me vint de me confier à madame Marboy,
qui pourrait, au besoin, prévenir les imprudences
de son amie.
Il était cinq heures. Mon oncle ne devait pas
rentrer avant le dîner. Je pris une voiture et
je me fis conduire rue Pergolèse.
Madame Marboy était seule, par bonheur.
Je lui racontai la visite de madame Gérard, la
proposition faite au nom de M. Lancelot, et les
sentiments invraisemblables qu'on prêtait à Ge-
nesvrier.
Madame ]\Iarboy commença par rire, puis
elle devint grave.
— J'imagine, me dit-elle, que vous ne croyez
pas un mot des sottes calomnies qu'on vous a
débitées à propos de mon neveu. J'en aurais
un extrême chagrin.
— Vous pouvez vous rassurer, bonne chère
amie. Je crois monsieur Genesvrier incapable
d'un sentiment bas... de même que je le sais
incapable d'amour.
— Mon Dieu ! dit madame Marboy avec un
sourire, on ne sait jamais, ma chère enfant, si
un homme supérieur est incapable d'amour. Il
me paraît, au contraire beaucoup plus exposé
à la passion qu'un médiocre.
HELLÉ log
— Comment ! m'écriai-je, monsieur Genesvrier
aurait aimé !
— Je n'en sais rien. C'est le secret d'Antoine
et je vous affirme que personne n'a jamais pénétré
ses secrets. Je ne pense point qu'il soit amoureux,
et je ne lui souhaite pas de le devenir. Il a autre
chose à faire que de soupirer près d'une brune
ou d'une blonde, et l'immense majorité des femmes
le renverrait à ses travaux. La compagne qu'il
rêve — s'il rêve — n'existe nulle part. Vous-même,
Hellé, dont il admire la haute intelligence, vous-
même n'auriez pas le goût, ni le courage d'associer
votre vie à la vie de Genesvrier. J'avoue que si
j'étais une fille de vingt ans, Antoine, tout ad-
mirable qu'il est, ne me séduirait guère. Je n'en
ferais pas mon fiancé, mais je serais fière et heu-
reuse qu'il voulût bien être mon ami.
— C'est ce que j'aurais souhaité, madame.
Mon oncle aime infiniment monsieur Genesvrier.
Pour moi, je l'estime et... c'est étrange... je dirais
presque, je le crains... Oui, je redoute le sentiment
défavorable que mes idées et mes paroles pour-
raient lui inspirer. Je suis mal à l'aise avec lui,
et son regard pèse sur moi d'une manière presque
insupportable.
— C'est étrange, en effet, car vous n'êtes pas
nerveuse, et le regard d'Antoine n'a rien de mal-
veillant.
iio HELLÊ
— Je me suis demandé parfois si je ne lui
paraissais pas ridicule, parce que je ne ressemble
point aux autres jeunes filles.
— Cette dissemblance serait, au contraire un
élément de sympathie, fit madame Marboy pen-
sivement... Non, Hellé, Antoine ne vous trouve
point ridicule. Il n'éprouve aucun sentiment qui
vous soit défavorable... mais... c'est un homme
singulier. Il possède un don tout spécial de pénétrer
les âmes, et peut-être vous connaît-il plus pro-
fondément que vous ne vous connaissez vous-
même. Je vous ai parlé de lui sur un ton plaisant ;
je l'ai nommé Vours et le sauvage... Mais, sans
partager ses idées et ses opinions, sans approuver
son mépris du monde et l'isolement où il se com-
plaît, je lui rends justice. Antoine avait sous la
main un bonheur tout fait, ou du moins ce qu'on
appelle le bonheur. Il pouvait employer sa fortune,
son intelligence, au service de ses passions... Que
s'est-il passé dans son cœur ? Il a voulu, dit-il,
réaliser la justice autant qu'il dépendait de lui,
dans la sphère bornée de son action. Il a jugé
qu'il n'avait point de droit sur son immense
fortune, et il l'a partagée entre ceux qu'elle pouvait
le mieux servir. II a donné à quelques artistes
inconnus le moyen de se relever par des œuvres
que leur pauvreté leur défendait d'exécuter. Il a
permis un repos salutaire à un écrivain pauvre
HELLÉ III
et malade, qui est glorieux aujourd'hui. Il a
recherché, dans le peuple, des êtres condamnés à
la routine d'un travail stérile, et il leur a enseigné
l'art d'utiliser leur énergie et leur initiative.
Cette abnégation est peut-être folle, peut-être
utile. On ne saurait la proposer comme exemple,
mais elle a sa grandeur.
— Je vous remercie de m' avoir donné ces
détails, répondis- je. Ils éclairent le caractère de
monsieur Genesvrier.
— Remarquez bien, dit vivement madame
Marboy, que je ne partage point les idées de
mon neveu. Je suis, comme il le dit, une vieille
aristocrate qui a peur des grands mots, du bruit,
des secousses, et qui oppose au mal non pas la
révolte, mais la résignation. C'est une vertu qu'on
ne pratique guère aujourd'hui et que Genesvrier,
dans ses écrits, semble méconnaître. C'est un
grand révolté.
Elle jeta un coup d'œil machinal sur la petite
table qui supportait des livres, des journaux,
des papiers mêlés aux écheveaux soyeux et aux
broderies.
— Quelle différence avec l'aimable, le raffiné
Maurice Clairmont ! dit-elle. Celui-ci ne se révolte
point. J'ai là une lettre de lui où il me raconte
qu'il fait le coup de feu en Macédoine, qu'il est
charmé,, que des brigands l'ont pris, qu'il leur
112
HELLÉ
a payé rançon et qu'il a failli les enrôler contre
les Turcs... Enfin il est l'homme le plus heureux
du monde. Il trouve que tout est bien, que tout
est beau.
— Oui, il paraît être un de ces hommes que
la fortune favorise. J'ai lu ses vers; je pressens
en lui un grand poète.
— Soyez sûr qu'il est de votre avis ! dit ma-
dame Marboy avec un coup d'œil malicieux.
Maurice marche vers la gloire avec une superbe
confiance. Il est aimé, il est gâté, il est admiré.
Je m'étonne qu'il ne soit point devenu détestable.
Il a seulement besoin que ia vie le mûrisse et
l'éprouve un peu...
— Et... il re\âendra...
— Dieu sait quand ! Jamais Maurice n'a su
calculer une date. Il est parti pour deux ans. Nous
le reverrons au printemps prochain, à moins
qu'une beUe Grecque ne l'enlève.
Je soupirai malgré moi :
— Heureux les hommes ! Ils peuvent courir
le monde impimément. Ah ! si j'étais monsieur
Clairmont...
— Vous n'avez pas à vous plaindre, HeUé.
Allons, embrassez-moi. Votre retard inquiéterait
votre oncle. Je verrai cette perruche de Gérard,
et lui clorai le bec. A bientôt, chère enfant.
XV
— D'où viens-tu ? s'écria mon oncle quand j 'en-
trai dans la salle à manger. Babette m'a dit que
madame Gérard était venue et qu'elle était re-
partie avec un air bouleversé...
— Je suis allée voir madame Marboy, répondis- je
en ôtant mon chapeau... Oui, madame Gérard est
venue, et vous saurez pourquoi.
— Tu ris ?
— Comme vous allez rire... Imaginez-vous, mon
oncle, que cette bonne dame allait vous demander
ma main.
— Vraiment, et pour qui donc ?
— Pour un monsieur qui sera ministre, acadé-
micien, etc.
— Lancelot ?
— Lui-même.
— Et... tu as dit non ?
— Si j'avais dit oui, mon oncle, vous seriez bien
étonné.
Je racontai à l'oncle Sylvain les projets et les
114 HELLÉ
ambitions de M. Lancelot et la fuite éperdue de
madame Gérard après l'échec de son candidat.
Avec de grands éclats de rire et avant que j'eusse
deviné son intention :
— Genesvrier ! cria-t-il en poussant la porte
du salon, Genesvrier, ma nièce est revenue. Elle
ne s'est point fait écraser par les voitures, comme
vous en aviez petu, mais elle Ta échappé belle :
la mère Gérard a voulu la marier à un futur mi-
nistre, à un futur académicien !
— Oncle Sylvain, taisez-vous, je vous en prie !
dis-je en apercevant Antoine Genesvrier assis dans
le salon.
— Bah ! il faut bien nous divertir un peu aux
dépens des barbares ! répHqua l'oncle qui ne pou-
vait manifester assez la joie que lui causait ma
résolution. Hellé épouser le petit Lancelot ! Hellé
devenue la <! dame » du ministre ! Hellé préparant
des élections ! Hein ! Genesvrier, voyez- vous cela ?
Il n'est pas bête, le jeune Lancelot, il n'est pas
bête !
— Monsieiu, fis-je en riant malgré moi, je
n'aurais pas divulgué le secret de monsieur Lance-
lot, mais mon oncle est impitoyable. Il voudrait
me donner pour femme à Phébus Apollon.
Genesvrier sourit :
— Je ne répandrai point le bruit de l'échec de
monsieur Lancelot, dit-il, mais je connais les Hvres
HELLÉ 115
de ce jeune homme et serais fort étonné qu'une
personne de votre caractère se laissât prendre au
piège de cette littérature.
— L'œuvre fait juger l'auteur. Mais soyons
charitables, mon oncle. Cessez d'accabler monsieur
Lancelot, puisqu'il ne vous prendra point votre
trésor !
— Certes, tu es mon trésor, dit l'oncle Sylvain,
posant d'un geste affectueux sa main sur ma
chevelure... Je ne t'ai point couvée précieusement
pour un Lancelot. N'est-ce pas, Genesvrier, que
j'ai le devoir d'être difficile et le droit d'être fier?
N'est-elle pas deux fois ma fille ?
— Vous faites beaucoup d'envieux, dit Genes-
vrier.
Il nous regardait, l'oncle et moi, appuyés l'un
à l'autre et pour la première fois, sur ce grand
visage sombre, passait une étrange douceur.
— Venez, mon oncle, venez à table, et vous,
monsieur, pardonnez-moi ; j'ai oublié l'heure près
de votre tante ; écoutez Babette qui grogne toute
seule parce que le potage refroidit.
L'oncle Sylvain m'expHqua qu'il avait eu l'idée
d'aller chercher son ami. Il ne se passait guère de
semaine sans qu'il l'amenât ainsi, à l'improviste,
et ces visites fréquentes avaient fort intrigué
madame Gérard.
Le repas fut plus gai que de coutume. Je sen-
ii6 HELLÉ
tais, dans les manières de Genesvrier, je ne sais
quelle mystérieuse détente. Lui qui parlait peu et
rarement se laissait aller à raconter quelques
détails de sa vie, et Torigine de ce livre du Pauvre
auquel il travaillait depuis si longtemps. C'était
sous une forme très simple, accessible à tous,
l'histoire de la misère telle que l'ont faite les con-
ditions économiques contemporaines, misère du
corps et de l'âme, misère de l'artiste et de l'ouvrier,
misère de l'homme et de la femme, — et la sinistre
épopée aux innombrables figures réelles et symbo-
liques se déroulait de l'hôpital où Ton naît à l'hôpi-
tal où Ton meurt, à travers les écoles, les ateliers,
les asiles, les bouges et les prisons. Genesvrier avait
observé d'après nature tous les types du « pauvre j>
contemporain. Il avait montré les forces perdues,
les intelligences inutilisées, tous ces éléments de
haine et de mort avec quoi on pourrait faire, de la
vie, du bonheur et de la beauté.
Je le regardais en l'écoutant, il n'avait point ces
quahtés de conversation qui charment les mondains
et les femmes, la grâce alerte, l'abondance des
images, l'esprit, l'ingéniosité. Il semblait arracher
du fond de son âme, comme avec un pic, l'expres-
sion fruste, forte et vivante. Parfois son discours
bref, haché, atteignait à l'éloquence par des rac-
courcis de phrase qui concentraient la pensée,
vigoureusement. Alors les yeux enfoncés sous de
HELLÉ 117
saillantes arcades, la bouche aux grands plis tristes,
le vaste front martelé, s'illuminaient d'un flam-
boiement intérieur.
Après dîner, mon oncle passa dans la biblio-
thèque pour écrire quelques lelitres.
Genesvrier continua pour moi le récit commencé...
Soudain il s'arrêta, comme saisi d'une gêne singu-
lière.
Je l'interrogeai des yeux.
— Je crains de vous fatiguer, mademoiselle
Hellé, dit-il pendant que je lui tendais une tasse
de café. Votre oncle veut bien s'intéresser à mes
travaux, mais vous !... Pour vous les choses dont
je vous parle sont plus lointaines, plus inconnues
que l'Amérique... et tout aussi indifférentes.
— Me supposez-vous incapable de m'intéresser
à ce que j'ignore? dis- je d'un ton piqué. Vous
partagez la commune opinion sur la médiocrité
intellectuelle des femmes.
— Vous vous trompez, répondit-il gravement.
J'ai vu des femmes très intelligentes, y compris
ma tante Marboy et vous-même qui représentez
deux types opposés ; mais l'éducation de la femme
la rend indifférente à toute question générale.
Oui, la femme s'émeut pour ce qui la touche, l'of-
fense, ou la flatte directement. Ellle ne déborde
pas sa propre vie.
— C'est moins un défaut de nature qu'un vice
ii8 HELLÉ
d'éducation. On concentre sur le foyer familial
toutes les énergies de l'âme féminine, et c'est pour-
quoi elle ne voit rien au delà. Cependant, il y a
des femmes plus riches en énergie et qui, sans frus-
trer leur famille, se dépensent dans les arts, les
affaires, la charité.
— Sans frustrer leur famille? Il n'est point de
famille qui ne se croie frustrée si la femme ne
s'asservit à elle, uniquement. C'est la tare du senti-
ment famihal, cet égoïsme à plusieurs, ces affec-
tions jalouses de propriétaires. Aussi les femmes
riches d'énergie, comme vous dites, sont-elles le
plus souvent exclues des petits groupes humains,
obligées d'appartenir à tous et à personne. J'en
ai connu quelques-unes, véritables Sœurs de
charité dont j'ai admiré le zèle apostolique. Celles-
là n'avaient, pour la plupart, ni mari ni enfants.
L'homme, lâche, avait eu peur de ne point les
réduire à son seul service. Elles vivaient et
mouraient isolées, comme vivent et meurent les
grands artistes, les saints... Et, pourtant, que ne
ferait point la pensée soutenue par l'amour, le
génie de l'homme uni au sublime instinct de la
femme ! Mais ceux qui pourraient s'associer ainsi
ne se rencontrent jamais... ou, s'ils se rencontrent,
ils ne se reconnaissent point.
Il rêva un instant et reprit :
— Je vous parle franchement, d'abord, parce que
HELLÉ
119
je ne sais point flatter, ensuite parce que je vous
estime.
— Je vous en remercie.
— Eh bien, — il hésitait, — je dois vous le
dire : si je me suis laissé entraîner à parler comme
j'ai parlé, ce soir, c'est parce que j'espérais éveiller
en vous une curiosité... des aspirations...
— Comment cela ?
— Vous êtes très intelligente, mademoiselle,
et l'éducation que vous avez reçue a développé
en vous d'extraordinaires facultés... Pourtant j'ai
des raisons de croire que ces facultés seront stériles
et que vous les emploierez seulement à votre plaisir
intellectuel... C'est le vice unique de votre éduca-
tion...
Je rougis un peu :
— Expliquez- vous, monsieur Genesvrier.
— Monsieur de Riveyrac, que la Grèce a fasciné,
a tenté d'incarner en vous l'âme antique. Je crois
qu'il y a presque réussi. Mais, pour arriver à ce
résultat, il a dû vous cloîtrer dans une forteresse
idéale, et vous vous êtes trouvée si bien que vous
n'en savez plus sortir. Je le regrette, malgré moi,
parce que je devine ce que vous êtes, ce que vous
valez, ce que vous pourriez faire... Vous avez vécu
avec les morts ; ils ont gardé votre âme, cette âme
que vous devez aux vivants. Permettez-moi de
dire toute ma pensée : pour que l'œuvre de votre
120
HELLÉ
oncle portât des fruits, pour que votre éducation
ne fût pas stérile, il vous faudrait, dès maintenant
entrer dans la vie... il faudrait...
Il se leva.
— Non, oubliez ce que j'ai dit. Vous ne pouvez
savoir... Il n'est pas temps encore... Je vous parais
étrange, importun ; n'est-ce pas ?
— Je crois que vous voulez me convertir à une
religion inconnue, dis-je en souriant. Vous par-
lez comme un apôtre qui veut faire des prosé-
lytes.
— Peut-être me suis- je fort maladroitement
exprimé... Mais nous recauserons de cela, plus
tard... à moins qu'un courant d'événements
imprévus ne vous entraîne...
— Vous êtes donc bien timide, monsieur ?
— Je crains de vous blesser par ma brutale
franchise.
— Nullement. Je ne me crois point parfaite
et tout à l'heure vous m'avez fait plaisir en disant
que vous m'estimiez.
Il fixa sur moi ses yeux dont jamais je n'avais
discerné la couleur, car ils variaient par l'éclat,
non par la nuance, prunelles d'ombre le plus
souvent et parfois prunelles de lumière. A cette
minute, ils rayonnaient, et c'était, comme dans un
éclair aussitôt évanoui, la brève, la magique trans-
figuration de tout ce visage.
HELLÉ 121
— ' Puisque vous ne me gardez point rancune de
ma sincérité, dit-il, laissez-moi vous présenter
une requête.
— En faveur de qui ?
— Il ne s'agit pas de moi, mais d'une femme.
— Une femme... que vous connaissez ?
Il parut surpris de ma sotte question, et je me
sentis rougir sans savoir pourquoi.
— Cette jeune femme, dit-il, a vécu longtemps
avec un de mes amis, un typographe, un ouvrier
intelligent et bon. Il est mort, la laissant enceinte,
malade, sans ressources. Elle vient d'accoucher à
la Maternité. C'est une femme du peuple, coura-
geuse et simple, très habile ouvrière. Elle va sortir
de l'hôpital avec son enfant. Il faut lui procurer
du travail. J'ai pensé que vous pourriez vous in-
téresser à elle.
— Très volontiers. Il sufht qu'elle soit recom-
mandée par vous.
— Je vous remercie. J'avais songé à vous faire
parler par ma tante Marboy, mais... toute bonne
qu'elle est, madame Marboy n'a pu se défaire de
certaines superstitions... Elle ne refuserait pas
d'aider une fille-mère, mais eUe refuserait de vous
mettre en rapport direct avec eUe, vous, une jeune
fille, une jeune fille honnête, pure, bien élevée et
qui devez ignorer le mal.
— Vous croyez que...
122
HELLÊ
— J'en suis sûr, mademoiselle. Ma tante me
blâmerait fort de vous avoir parlé de ceci fran-
chement, sans pruderie. Mais c'est à vous, à vous
particulièrement, que je voulais m' adresser. Je
sais que vous n'avez aucun préjugé, que vous
saurez, d'instinct, discerner celle qu'il faut plaindre
de celle qu'on peut mépriser... si l'on a le droit de
mépriser quelqu'un, ce dont je doute. La jeune
femme dont je vous parle est une vaillante créature,
et, malgré l'abominable préjugé qui la marque
d'infamie, elle a doublement droit au respect, par
la maternité et son infortune.
— Eh bien, dis-je, comptez sur moi. Pourrai-je
voir votre protégée ?
— Elle est encore à l'hôpital.
— Qui s'occupe d'elle ?
— Personne.
— Excepté vous.
— Je ne compte pas. Vous ne soupçonnez point
ce que peut souffrir une femme isolée parmi les
mercenaires de l'Assistance, une femme qui a été
aimée, et qui a été heureuse... Assurément mes
visites la consolent un peu ; elle ne se sent pas
complètement abandonnée mais que puis-je lui
dire ? Je ne sais pas lui parler de son enfant... Il
faudrait la présence, la bienveillante compassion
d'une femme... Dans ces circonstances délicates,
tout homme est un peu maladroit.
HELLÊ 123
— Si j'osais... je vous accompagnerais bien.
— Et pourquoi n'oseriez- vous pas ? Parce que
vous êtes une jeune fille ? parce que vous crai-
gnez le spectacle de la douleur ?
— Alors emmenez-moi.
— Si votre oncle l'autorise...
— Mon oncle me laisse entièrement libre, et, de
plus, il a une extrême amitié pour vous.
— Vous savez que ce ne sera point gai.
— Peu importe.
— Je viendrai vous chercher demain.
J'attendais quelques paroles d'éloge et de remer-
ciement, mais Genesvrier ne me dit rien de tel.
Mon oncle, en rentrant, interrompit notre
causerie. Nous lui racontâmes notre projet, qu'il
approuva.
« Et c'est l'homme que madame Gérard croit
amoureux ! me disais- je après le départ de Genes-
vrier. Quelle sottise ! Sa passion dépasse la femme ;
elle se hausse et s'élargit pour embrasser l'humanité.
Pourtant il s'intéresse à moi. Sa sollicitude, sa
sévérité tendent à m'entraîner par une voie mys-
térieuse vers un but qu'il connaît seul. Vous avez
vécu avec les morts; ils ont gardé votre âme, cette âme
que vous devez aux vivants. Et n'a-t-il pas dit :
« Que ne ferait le génie de l'homme aidé par le
sublime instinct de la femme ? » Je vous ai bien
124
HFXLÉ
compris, monsieur Genesvrier. Parce que j'ai
refusé d'épouser Lancelot, vous espérez me con-
quérir à vos théories !
<i Mais je n'aime pas l'humanité, moi, j'aime des
choses et des gens... Je ne suis pas faite pour le
sacrifice et le dévouement perpétuel. J'ai, trop
violemment, le goût de la vie heureuse... Pourquoi
ai-je promis à Genesvrier de l'accompagner demain
à cet hôpital? En réahté, cela n'émeut que ma
curiosité, non mon cœur. Peut-être ne suis- je pas
très bonne ! J'aurais préféré envoyer des secours
à la malade, lui procurer du travail plus tard. Que
dirai-je à cette femme que je ne connais pas?
Et cet enfant ? Jamais je n'ai touché un enfant.
a Voilà mon crime, selon Genesvrier. Voilà le
vice de mon éducation. Je me plais dans mes livres,
dans mes rêves, dans l'illusion d'un univers sans
souffrances et sans laideurs. Il veut m'arracher
à cet asile idéal où je vis « avec les morts ». Et je
lui ai cédé, j'ai subi, malgré moi, l'ascendant in-
explicable qu'il exerce sur l'oncle Sylvain.
« Pourquoi? Si j'aimais Genesvrier, ce serait
naturel et tout simple. Aimer, c'est l'épanouis-
sement joyeux de l'âme. Je n'aime pas cet homme,
— mais, tout à l'heure, je l'ai presque admiré. &
XVI
— Ces bâtiments que vous voyez composaient
r abbaye de Port-Royal de Paris, me dit M. Ge-
nesvrier comme nous entrions dans la cour de la
Maternité. Ici vécurent la mère Angélique, Jac-
queline Pascal, et cette duchesse de Roannez que
Pascal aima, dit-on. Ces deux pavillons garnis de
treillage vert, adossés au mur du boulevard,
reçoivent les enfants débiles... Regardez ces gens
qui traversent la cour : ce sont les parents, les amis,
qui viennent visiter leurs malades. Ils apportent
les friandises autorisées par le règlement : des
oranges, du chocolat et aussi des fleurs. Vous avez
vu les marchandes, sous le porche, avec leurs
paniers de violettes à deux sous ? Les femmes
de toutes classes, les convalescentes surtout, ont
la passion des fleurs. Les fleurs, c'est un peu de
nature, c'est l'œuvre de la terre et du soleil, le
S3anbole charmant de la vie...
— Vous avez raison, dis-je, frappée d'une idée
126 HELLÉ
imprévue. Attendez-moi une minute. Je vais
chercher des violettes pour votre protégée.
— Ne vous en préoccupez donc pas, répondit-il
gaiement. Je n'ai pas oublié le petit bouquet du
jeudi. Je Tai mis en sûreté dans les vastes pro-
fondeurs de ma poche. Cela vous étonne? Mais,
mademoiselle, ces petits plaisirs sont de grands
bonheurs pour les malades. Songez que Marie
Lamirault est ici depuis trois mois, qu'elle a failli
mourir, et qu'on la garde pour protéger sa con-
valescence.
— Pauvre femme !
— Louis Florent, dont je vous ai parlé déjà,
m'a fourni un des types les plus curieux de mon
livre. C'était un ouvrier à demi cultivé, fier, om-
brageux, sensible, qui souffrait de son infériorité
intellectuelle au contact des gens plus instruits,
et de sa supériorité morale au contact des gens
plus grossiers que lui-même. Il sentait la médio-
crité de sa vie et s'en irritait. Il voulait étudier,
comprendre... Pauvre diable ! La mort a déçu
ses ambitions. Celui-là fut une force stérile...
Comme il avait peu d'amis, étant morose et
hautain, malgré sa réelle bonté de cœur, sa
femme est demeurée seule, sans ressources... et
l'enfant allait venir ! J'ai pu faire admettre ici
cette malheureuse, et je voudrais la sauver de
la misère, du désespoir, des tentations qui l'at-
HELLÉ 127
tendent. Elle est jolie, elle a vingt ans. C'est
terrible.
— Vous la sauverez.
— Avec votre aide. Vous pourrez pour elle
beaucoup plus que je ne peux. Je serais bien sur-
pris qu'elle ne vous fît pas une impression favo-
rable.
«
La découpure des vieux toits couverts de tuiles
se dessinait sur l'azur acide d'un ciel de mars. Les
bourgeons éclataient dans l'air tiède. C'était une
de ces journées qui sentent le printemps proche,
où l'âme et le corps semblent s'épanouir.
M. Genesvrier gravit quelques marches, et
nous nous trouvâmes dans le cloître qui ferme sur
trois côtés la cour intérieure de l'hôpital.
Une galerie régnait au-dessus des arcades,
et j'apercevais des blancheurs de rideaux, des
silhouettes d'infirmières, des nourrices riant au
soleil avec leurs poupons. Par moments, des
relents de cuisine et de pharmacie se répandaient
par les couloirs. Des filles de service passaient,
emportant des plats dans des paniers, du lait dans
des vases de fer battu qui s'entrechoquaient
bruyamment sous la galerie sonore.
Près de la cuisine, une grande porte ouvrait
sur le jardin aux charmilles taillées dans le goût
du XVII® siècle. Nous montâmes un escalier majes-
tueux dont les marches usées avaient vu passer
Ï28 HELLÉ
les processions des religieuses jansénistes, et nous
parvînmes sur un palier devant une porte surmontée
de cette inscription : Salle Baudelocque.
M. Genesvrier me précéda.
La salle où je pénétrai à sa suite ne ressemblait
pas aux salles des hôpitaux neufs. Formée par les
anciennes cellules dont on avait abattu la cloison,
elle présentait une sorte de couloir entre une double
série de logettes opposées, peintes d'une couleur
vert tendre. Chaque logette, éclairée d'une large
fenêtre, contenait un Ht et un berceau.
Dans chaque Ht il y avait une femme ; dans
chaque berceau, un nouveau-né. L'atmosphère
était douce, lourde, saturée de l'odeur des anti-
septiques. Parfois, parmi les chuchotements des
visiteurs et les appels des infirmières, parmi les
tintements clairs de la porcelaine et du cristal,
im vagissement grêle montait et, tout au fond
de la longue saUe, répondait un vagissement pareil.
Une lumière crue tombait des hautes vitres sur
les figures pâles et les Hnges blancs.
Assises sur leur Ht, quelques femmes causaient
avec des visiteurs qui roulaient entre leurs mains
l'humble cadeau traditionnel, les oranges envelop-
pées de papier de soie. C'étaient des femmes
d'ouvriers ou de petits employés, de placides
ménagères qui étaient venues là, en habituées,
pour la cinquième ou sixième fois. EUes faisaient
HELLÉ 129
soupeser leur mioche, dont on ne voyait qu'un
peu de chair rouge dans un lange crémeux, et les
aînés, rangés derrière le père, contemplaient,
stupides de surprise, les yeux agrandis et ronds.
D'autres étaient seules dans leur logette, et
celles-là semblaient n'attendre personne. Il y
en avait de très jeunes aux yeux naïfs de madones
campagnardes, toutes hâlées encore par l'air des
champs. Il y en avait de presque vieilles dont les
bandeaux gris, les rides d'aïeules, le sein flétri,
affligeaient mon regard. Il y en avait de farouches,
allongées sur le flanc, le poing dans leur chevelure,
de résignées qui fermaient les yeux comme des
bêtes malades ; et d'autres, dont les belles dents
avaient trop aimé à rire, et d'autres dont les yeux
tragiques avai nt dû beaucoup pleurer. Chacune
me regardait au passage, d'un air d'envie, de
curiosité, d'indifférence, et je songeais à la destinée
qui les avait : assemblées là, lamentable troupeau
maternel, épaves de la misère, épaves de l'amour,
par qui se perpétuent la vie et la souffrance.
Au bout du dortoir. Genesvrier s'arrêta :
— Bonjour, Marie ! dit-il. Je vous amène une
visiteuse.
Une tête inclinée se leva, pâle et charmante.
Je vis une jeune femme de mon âge, brune,
délicate, vêtue d'une camisole de toile largement
ouverte. Elle allaitait son enfant, et je compris
5
130 HELLÊ
qu'elle devait souffrir, à la contraction de sa bouche.
Elle ne dit rien, peut-être par timidité, peut-
être parce qu'elle était toute ta sa belle tâche
douloureuse, toute à l'enfant dont la bouche
vorace suçait son sein en le blessant.
— Vous souffrez toujours, Marie ? demanda
Antoine, avec im accent de douceur qui me surprit.
— Toujours, monsieur Genesvrier... C'est cette
crevasse qui ne guérit pas... J'ai très mal, mais le
petit pousse bien, n'est-ce pas ?
— A merveille.
Il se tourna vers moi :
— Cette jeune fille, Marie, est une de mes
amies : mademoiselle de Riveyrac. Elle voulut
vous voir parce que vous êtes malheureuse. Elle
vous donnera du travail. Qu'avez-vous, Marie?
Ne pleurez pas. C'est très mauvais pour votre
enfant. Une femme ne devrait jamais pleurer
quand elle est nourrice. Il faut avoir du courage.
On ne vous abandonnera pas.
— Je sais... je sais... Mais ça me fait de la peine
quand je vous vois, monsieur Genesvrier, du plaisir
et de la peine... Je pense à l'ancien temps, à mon
pauvre Louis... Ah !
Elle baissait la tête, et je voyais avec une émo-
tion inconnue des larmes glisser sur la joue et
tomber sur la tête fragile du nourrisson. Bien
qu'eUe ne m'eût point parlé, qu'elle m'eût regardée
HELLÉ 1C31
à peine, sa jeunesse, son malheur m'attiraient. Je
souhaitais la consoler, et je ne savais que lui dire.
— Savez-vous, Marie, que mademoiselle de
Riveyrac est très curieuse de voir votre petit
enfant. Elle n'a jamais vu un nouveau-né. Cela
vous paraît drôle ?... Oh ! il ne faut pas le lui
donner. Elle le laisserait tomber. Les jeunes filles
sont maladroites.
— Mais non, dis-je, vous me calomniez. J'oserai
tenir ce bébé. Il faut bien que je le connaisse,
puisque nous l'adoptons, vous et moi. Donnez-le-
moi, madame. Oh ! qu'il est lourd, qu'il est beau !
— N'est-ce pas ? fit-elle.
Et un éclair d'orgueil passa dans son doux
œil noir tout humide.
Il me paraissait bien léger, le pauvre petit,
et parfaitement horrible avec sa peau cramoisie,
ses traits tuméfiés, la dépression molle de son
crâne. Cependant, d'instinct, j'avais trouvé le
mot qui réjouit les mères, le double hommage
à leur vertu de créatrices : « Oh ! qu'il est lourd !
qu'il est beau ! »
Je le tenais gauchement sur mes genoux, et
des limbes obscurs de mon âme émergeait pour
la première fois une pensée, si vague : « Un jour,
peut-être, moi aussi... » Jamais je n'avais désiré,
imaginé, rêvé cela.,. J'en ressentais un malaise
intérieur, une gêne comme le travail secret d'une
132 HELLÉ
éclosion. Et pourtant cela n'avait rien de singulier,
puisque j'étais une femme, puisque j'avais un
cœur et des entrailles, et que l'espoir de la mater-
nité ne m'était pas interdit. A force de contempler
ce petit être, cette larve qui d'abord m'avait
émue de dégoût, je ne sais quelle douceur me venait
à l'âme, de la pitié, de la peur et le respect tendre
qu'inspire un objet sacré. Elle ne me semblait
plus si laide, mamtenant, la frêle fleur humaine,
et, soulevant l'enfant avec maladresse, je baisai
le bout de ses petits doigts.
Il bougea, et j'en fus si effrayée que Genesvrier
se hâta de le prendre et de le replacer dans son
berceau.
La mère, accoudée, nous regardait, oubHant
son sein nu dont la pointe blessée dardait une
rougeur sanglante. Ses yeux, fixés sur Antoine
et sur moi, trahissaient les pensées vagues qui
flottaient en elle, déférence, stupeur, curiosité,
prescience obscure.
Je lui adressai encore quelques mots d'en-
couragement auxquels elle répondit par des
monosyllabes et par l'éloquence de ses grands
yeux. Quand nous nous retirâmes, je remarquai
que Genesvrier avait tiré des oranges de sa poche
et les avait posées sur le lit avec des violettes,
comme faisaient les pauvres gens. Cette délicatesse
me toucha.
HELLÉ 133
Dehors, sous les platanes du boulevard, dans le
clair soleil, je respirai avec délices. Mon compagnon
marchait près de moi la tête inclinée. Il parla
enfin :
— Regrettez-vous votre visite ?
— Non, certes. Tout ce que j'ai vu est émouvant
et instructif, quoique bien pénible... Cette jeune
femme me plaît. Elle a un air de candeur et de
grâce.
— Et si elle était laide ? dit Genesvrier en
souriant. Vous eût-elle intéressée au même point ?
— Pas tout de suite ! répondis- je en rougissant,
car je sentais l'injustice de mon sentiment et ne
savais point mentir.
— Eh bien, mademoiselle Hellé, il faudra
vaincre cette espèce de sensualité de l'esprit qui
est le vice de beaucoup d'artistes. Vous n'aimez
que ce qui est beau, c'est-à-dire agréable aux
yeux. Il y a des infortunes dignes de pitié sous une
forme hideuse. Il y a des laideurs sacrées.
— Vous parlez comme un chrétien.
— Je parle comme un homme de mon temps.
Croyez- vous qu'on puisse supprimer dix-neuf
siècles d'histoire, mademoiselle HeUé ? Je ne suis
pas chrétien, mais je n'ai pas oublié l'Évangile.
Ah ! si vous vouliez !...
— Vous me convertiriez ?
— A l'éternelle religion qui subsiste sous toutes
134 HELLÉ
les religions et que ne détruit pas la chute des
temples : à la religion de la justice... Non pas
la froide Thémis de l'antiquité, mais la justice
éclairée par l'amour... J'ai bien vu que vous vous
êtes attendrie sur cette jeune mère et sur ce petit
enfant. Si je vous montrais, dans des endroits
que je sais, des misères moins poétiques et plus
terribles, ne détoumeriez-vous pas les yeux ?
Hellé, si vous pouviez surmonter certaines répu-
gnances, quelles émotions j'offrirais à votre cœur i
— Essayez.
— Ce qui me plaît en vous, c'est que l'éducation
qui ne vous a point achevée, à mon sens, ne vous
a pas gâtée irrémédiablement. Vous n'êtes
ni romanesque, ni sentimentale, tant mieux !
Sans fausse sensiblerie, sans préjugés, vous
n'invoquerez pas contre moi cette pudeur bour-
geoise des jeunes filles, qui répugne à certaines
révélations. J'ai vu des femmes du monde ; de
votre monde qui fut le mien. Elles sont élégiaques
et charitables pour les pauvres d'opéra-comique,
les bons pauvres bien propres et bien polis, pour
les filles qui se conduisent bien et les ouvriers point
ivrognes. Ces attendrissements ne suffisent plus.
Il y a — et vous devez le savoir — des pauvres
qui ne nous pardonnent point leurs misères, des
ivrognes à qui la dure vie n'a laissé d'autre joie
que l'alcool, des enfants martyrisés, des aïeules
HELLÉ 135
qui, après soixante ans de labeur, d'abrutissement,
de maternité animales, de deuils et de déchéances,
n'ont pas un grabat pour mourir. Il y a des mères
qui se suicident avec leurs petits. Il y a des femmes
jeunes encore comme vous, aussi belles, qui...
Nos éclatantes civilisations ont un envers effroyable.
— On ne m'avait pas dit cela...
— Il est convenu que les jeunes filles de votre
monde doivent ignorer ces choses. Et les gens qui,
comme moi, crient la vérité dans les journaux, dans
leurs Hvres, on les appelle trouble -fête et per-
turbateurs.
Nous traversions le Luxembourg, Genesvrier
toujours impassible, moi songeuse et frémissante.
Il m'accompagna jusqu'à la maison et se retira.
J'étais un peu étonnée qu'il ne m'eût pas re-
merciée davantage, mais je commençais à com-
prendre cet homme singulier. Je sentais, par un
obscur instinct, qu'il ne me prodiguerait jamais
des éloges inutiles, mais que pas ime de mes actions
ne lui serait indifférente. Je lui devrais de connaître
des aspects de la vie que ni mon oncle, ni madame
Marboy, ni des savants comme Lampérier, ni
des artistes comme Clairmont, n'auraient pu me
révéler. Il m'avait intrigué d'abord, par son carac-
tère, par ses idées, par son existence exceptionnelle ;
il m'intéressait maintenant plus directement,
comme un initiateur. En acceptant de le suivre
136 HELLÉ
auprès de sa protégée, j'avais tacitement promis
de m 'associer à ce que j'appelais encore une œuvre
charitable, et c'était un lien — le premier — entre
nous.
Le soir de ce même jour, je ne fus pas étonnée
de le voir reparaître, sous un prétexte assez peu
justifié. Une bizarre intuition m'avait avertie
qu'il ne pourrait rester longtemps sans me revoir.
Notre vieil ami Lampérier l'avait précédé
de quelques minutes à peine, et, pendant qu'il
causait avec mon oncle, je me rapprochai du
fauteuil de Genesvrier. Je lui exprimai encore
mon désir d'être bienfaisante à la malade qu'il
protégeait.
— Que ce ne soit point à cause de moi, dit-il.
Marie Lamirault est, par elle-même, digne de votre
estime et de vos secours.
— vSoyez tranquille, ce n'est pas seulement à
cause de vous. La charité...
— Voilà un mot qui me surprend dans votre
bouche. Je ne nie point la charité ; mais en pro-
curant du travail à ime femme, en l'aidant à ne
pas mourir, vous faites œuvre de justice, made-
moiselle Hellé. C'est pourquoi je ne vous ai point
louée aujourd'hui. Votre raison s'est révoltée
devant la misère d'un être faible et innocent :
c'est bien ; mais cela prouve seulement que vous
HELLÉ 137
n'êtes pas un monstre. Beaucoup de gens se ren-
dent à eux-mêmes le témoignage du pharisien
quand ils ont réparé, en quelque mesure, l'injustice
naturelle ou sociale. Il n'y a là rien d'héroïque,
ni même de vraiment méritoire. Un homme n'a
pas à s'enorgueillir parce qu'il est humain, fût-ce
au milieu d'inconscientes brutes. On confond
étrangement le devoir de justice et la chanté.
— Mais, dans un monde où la justice serait
parfaitement réalisée, la charité ne serait plus
nécessaire.
— Croyez- vous ? La justice n'est que la loi
d'ordre et d'équilibre ; la charité, c'est le miracle
de l'amour. Et si l'œuvre de justice appartient
à l'homme, à la femme surtout appartient
l'amour.
— Je connais votre théorie d'association idéale,
dis-je en souriant. Vous me l'avez expliquée hier.
Je vous parais une créature inutile, égoïste, un
être de luxe, n'est-ce pas ? Et vous avez voulu,
aujourd'hui, me donner une leçon pratique.
Il sourit à son tour :
— Merci d'avoir deviné juste. Cela me prouve
que j'ai réussi. Si vous étiez demeurée réfractaîre
à l'indignation...
— Qu'auriez-vous fait ?
— Je me serais désintéressé de vous, autant
que possible. C'est une manie que j'ai d'éprouver
138 HELLÊ
mes amis. Je vous savais supériem-ement intelli-
gente. Je ne savais pas si vous étiez bonne.
— Suis- je bonne ?
— Je commence à Tespérer.
— Vous espérez seulement ?
— L'expérience montrera ce dont vous êtes
capable... Mais non, — fit-il, comme cédant à
une impulsion irrésistible, — il n'est plus besoin
d'épreuves. Je vous ai entrevue, aujourd'hui,
telle que vous serez un jour...
Il hésita une seconde, et ajouta :
— Cette vision m'a été douce.
Je le tins sous mon regard, et, dans le clair-
obscur que répandait la lointaine lampe, il me
sembla voir trembler cet intrépide. Au même
moment, j 'entendis mon oncle appeler :
— HeUé !
— Que voulez-vous, oncle Sylvain ?
— Lampérier me dit qu'il a reçu une lettre
de Walter. Celui-ci a rencontré monsieur Clair-
mont, à Delphes, coimne ils en étaient convenus.
Je me tournai vers M. Lampérier :
— Est-ce que monsieur Clairmont lui a raconté
ses aventures ? demandai- je.
— Oui, mademoiselle. Le jeune poète (il pro-
nonçait : pouâté), le jeune pouâte a été enlevé par
des brigands, et il les a subjugués en leur récitant
des chœurs de Sophocle. Ces braves gens, qui
HELLÊ 139
font partie de VHétairia Ethnike, ont voulu le
prendre comme chef pour rançonner les Turcs.
Sorti sain et sauf d'entre leurs mains, le pouâfe
est allé se reposer en visitant les Cyclades, après
un voyage dans le Péloponèse et la Morée. Il a
chargé Walter de mettre ses hommages à vos
pieds.
— Doit-il bientôt revenir ?
Lampérier fit un geste d'ignorance.
— Je savais cela, dis- je, par une lettre que
m'a lue madame Marboy. J'avais oubHé de vous
en faire part, mon oncle.
Antoine Genesvrier, d'un brusque mouvement,
avait reculé son fauteuil dans l'angle de la cheminée.
Il tournait à demi la tête, et je ne distinguais
pas ses traits.
— Nous avons passé une soirée charmante en
compagnie de ce pouâte ! reprit Lampérier. Il
m'a envoyé ses vers avant de partir. C'est fort
JDeau. Il y a, dans le premier volume, un joli
sentiment de l'antiquité et la marque d'excellentes
études. Je serai fort heureux de revoir monsieur
Clairmont.
— Oui, dis- je. Il a beaucoup de talent. Nous
le verrons souvent quand il sera de retour.
— A propos de monsieur Clairmont, je pense
à cette belle page musicale dont vous l'aviez
enchanté, mademoiselle Hellé.
140 HELLÉ
— Le Ballet des Ombres ?
— Pourquoi le jouez- vous si rarement?
— Parce que c'est toute une affaire que de
décider mon oncle à m 'accompagner.
— Je crains de manquer de souffle, répondit
l'oncle Sylvain.
— Bah ! bah ! essayez tout de même. Vous nous
ferez plaisir, Riveyrac.
J'ou\Tis le clavecin, et j'allumai les bougies.
Mes doigts, mal exercés depuis quelques mois,
tremblaient un peu, et la plainte déUcieuse de
la flûte me troublait comme un énervant souvenir.
Un an, déjà un an, depuis qu'elle avait évoqué
pour Clairmont et pour moi, le rêve errant des
Ombres heureuses dans le crépuscule élyséen.
Mais ce n'était plus le décor idéal des bois de m57rtes
et des champs d'asphodèles qui surgissait en ma
pensée. C'était le jardin clos entre les murailles
gnses, la masse grise des hautes tours, la nuit
argentée et vaporeuse, et deux ombres enlacées
sur le sable et, sous la noire charmille, la statue
mutilée de l'Amour... Nuit de silence mystérieux,
nuit d'enchantements et de présages !
J'avais cessé de jouer. ]\Ion oncle replaçait la
flûte dans son étui, et je demeurais pensive, mes
mains oubHées siu" le cla\àer. Soudain je me levai,
et, avant qu'il pût tourner la tête, j'aperçus
Genesvrier muet, dans l'ombre, comme un grand
HELLÉ 141
sphinx douloureux. La clarté de ses yeux s'était
éteinte, mais j'y sentais une ardeur sombre, un
foyer noir et brûlant. Il se leva aussi et passa sa
main sur son front, creusé tout à coup d'une ride
profonde.
Nous ne nous parlâmes plus, ce soir-là.
XVII
Un mois plus tard, j'entrai dans la bibliothèque,
où Genesvrier et mon oncle s'étaient réfugiés pour
causer.
— Oncle, dis- je, prêtez-moi monsieur Genes-
vrier pour cinq minutes. Je veux lui montrer
quelque chose.
— Allez, Antoine, dit mon oncle en souriant ;
je sais ce dont il s'agit.
Genesvrier, surpris, me suivit jusqu'au pre-
mier étage. Trois portes donnaient sur le palier :
celles des chambres et celle du vaste cabinet de
toilette qui les séparait. J'ouvris cette porte.
— Regardez.
C'était ime pièce un peu longue, tendue d'une
grosse toile dont le bleu tendre, le doux bleu
lavé seyait à mon teint de blonde.
Près de la fenêtre, une femme cousait, les pieds
appuyés à une chaise qui supportait une cor-
beille remplie de hnge. Tout à côté d'elle, dans
un berceau d'osier très bas, dormait un petit
enfant.
HELLÊ 143
Genesvrier eut une exclamation :
— Marie !... Et l'enfant !...
— Préféreriez-vous qu'il fût à la crèche ? Mon
^lleul, notre filleul, est vraiment trop jeune pour
qu'on puisse le séparer de sa mère. Je vous assure
qu'il est très bien ici, et que Marie peut l'allaiter
sans presque quitter son ouvrage. Trois fois par
semaine, nous avons le plaisir de le recevoir.
Marie Lamirault s'était levée.
— Ah ! fit-elle, mademoiselle Hellé et vous,
monsieur Antoine, vous nous avez sauvés tous
les deux. J'ai du travail chez moi quand je ne
viens pas ici. Je puis me nourrir comme il faut,
et c'est tout profit pour le petit Pierre... Voyez,
monsieur, est-il beau !
Elle écarta le rideau d'étamine, et Genesvrier
admira le bébé, qui dormait serrant ses menottes
roses, tout frais dans sa robe de piqué blanc.
— Vous osez le toucher, maintenant ? dit-il, et
ses yeux me couvraient d'une douceur de caresse.
Il ne vous fait plus peur ? J'avais remarqué votre
répugnance, la première fois.
— Répugnance faite d'ignorance et de sur-
prise. J'ai l'habitude de manier ce petit être
maintenant. D'ailleurs, il n'a plus sa mine ren-
frognée. Il prend un aspect humain.
— Mademoiselle Hellé s'en amuse beaucoup, dit
Marie.
144 HELLÊ
— Vous commencez à l'aimer, peut-être ? fit
Genesvrier.
— Il me serait difficile de ne pas m'y atta-
cher, mais surtout il m'intéresse. Sa lente éclo-
sion me rappelle mes curiosités de petite fille.
J'observais passionnément les fleurs.,, et, bien
que je ne sois pas une âme tendre...
— Qu'en savez- vous ? Cette émotion de ten-
dresse que vous subissez, c'est le prime éveil de
l'instinct maternel... Un jour...
Il se tut. Je secouai la tête.
— Ne me jugez pas meilleure que je ne
suis. Autrefois je n'aimais pas les enfants, par
ignorance. Si j'aime celui-ci, je n'en éprouve
pas davantage ce désir, ce besoin de la mater-
nité, si vif chez certaines jeunes filles de mon
âge.
— Votre heure viendra, dit Genesvrier.
Nous redescendîmes en silence. Sur le palier
du rez-de-chaussée, mon compagnon s'arrêta.
— Vous avez fait plus que je n'espérais, dit-
il. Je ne saurais vous dire la joie que j'éprouve en
voyant Marie Lamirault heureuse, bien portante,
conciliant, grâce à vous, ses devoirs, ses droits de
mère, et la nécessité du travail. J'ai \'ti tant
d'abominations et d'injustices, depuis quelques
années, que ce spectacle m'a réconforté com.me
un verre d'eau pure par un midi brûlant... Ah !
HELLÉ 145
Hellé, que de miracles on accomplit avec un peu
de bonne volonté! J'ai connu d'amers décou-
ragements, en comparant mon impuissance à
l'immensité du mal, mais chaque grain de blé con-
tribue à la future moisson. Je sais que toute
semence ne lève pas, qu'une grande part en est
perdue...Mais il n'est pas de terre si aride qu'elle
ne donne au moins un épi.
— Et Ton vous croit pessimiste ! dis- je, frappée
par l'exaltation de ses yeux.
— Pessimiste, moi ? Je ne crois pas que tout
soit mal ni bien nécessairement. Nous devons créer
le bien, sans cesse, à mesure que les fatalités
naturelles, les vices des sociétés et des individus
le détruisent J'ai beaucoup souffert, Hellé ; oui,
j'ai souffert du doute et du désespoir... Mais j'en
suis arrivé, par un ferme propos, à ne plus m'in-
terroger sur la valeur et l'effet de mon effort. On
m'a dit : « Pourquoi ne pas vivre paisible, in-
offensif, bienveillant même, mais paisible?...»
Paisible !... je pourrais vivre paisible, après ce
que j'ai vu, entendu, senti ! Je pourrcds oublier !...
Jamais. Certains me prennent pour un fou. Je
suis un révolté, seulement, poussé par ime force
que je subis en l'adorant, une surhumaine, une
torturante aspiration vers la Justice. J'ai la foi,
Hellé, j'ai l'espoir ; eux seuls me soutiennent. Oui,
après les heures de lassitude et d'inertie, je me
146 HELLÉ
sens soulevé par un espoir insondable, immense,
fort comme l'Océan.
La lumière de ses yeux flamboya et s'éteignit
sous un voile. Il murmura :
— Quelle femme se fût livrée à ce courant
formidable ? J'ai vécu, je vivrai seul.
Ainsi peu à peu s'ouvrait à moi l'âme de cet
homme. De la région sereine où je me complai-
sais à vivre, je me penchais sur elle, invincible-
ment attirée par la flamme, l'ombre, la lave de
ce volcan dont les étrangers, les amis eux-mêmes,
n'apercevaient que les parois de granit. Ce n'était
plus de l'effroi qu'il m'inspirait, ce n'était pas
encore de l'affection. C'était plus et moins : une
vénération bientôt craintive, des attractions et
des répulsions singulières, des sentiments obscurs
et confus, où parfois, à la lueur d'un éclair, je
sentais s'ébaucher quelque chose de divin et de
terrible, je me rejetais dans le clair passé, dans
le doux présent, toute frémissante, épouvantée
par le mystère à venir.
Déjà je ne me refusais plus à l'influence de
Genesvrier. Il me mettait en face de la misère,
de la maladie, de la mort. Il suscitait des êtres
qui étaient les vivants témoignages du mal sans
cesse perpétué autour de ma vie heureuse, autour
de ma vie close conome un palais enchanté. Et
HELLÊ 147
pour échapper à cette obsession poignante, je me
réfugiais vainement dans la poésie, dans l'art.
L'assaut de la réalité avait brisé les portes d'ivoire
de ma citadelle. Moi non plus, je ne pouvais oublier.
Désormais je ne goûtai de repos réel et de vrais
rafraîchissements qu'auprès de Marie Lamirault
et de son fils. L'enfant me représentait la nature
innocente, réjouie, qui ne soupçonne ni la douleur,
ni le mal, — et j'aimais la simplicité, la résignation
de la mère. J'écoutais parfois cette humble femme
que la vie avait façonnée et qui, presque aussi
jeune que moi, savait déjà l'amour, la souffrance,
la maternité. L'enseignement qu'elle me donnait
à son insu complétait les enseignements que
j'avais reçus de mon oncle et de Genesvrier.
Quand le moment fut venu de partir pour la
Châtaigneraie, je persuadai mon oncle d'em-
mener Marie Lamirault. Babette vieillissait, Marie
lui serait d'une aide efficace, car son fils, robuste
et bien réglé, lui laissait quelques loisirs. L'oncle
Sylvain ne refusa pas. Souvent il m'observait dans
un étrange silence, gros de pensées et d'espoirs
inconnus.
Autant que Tannée précédente, le séjour à la
Châtaigneraie me parut délicieux. Je saluai le
vieux figuier, le puits où la mousse s'épaississait
sur la margelle disjointe, les fleurs éclatantes, les
premiers fruits des espaliers. L'enfant de Marie
148 HELLÊ
dormait dans une couchette rustique, abrité du
soleil par une mousseline d'azur que tachetait
l'ombre des feuilles flottantes. La mère, rede-
venue forte, étendait les toiles blanches des
lessives sur des ficelles tendues au-dessus du
potager. Babette régnait siu: les cuivres somp-
tueux et les faïences fleuries de la cuisine. Mon
oncle hsait ou rêvait. Alors je m'évadais vers la
forêt chérie, vers la source où, par une incanta-
tion mystérieuse, j'avais cru éveiller une nymphe
jeune et vierge comme moi.
J'étais heureuse. Pourtant je ne retrouvais pas
cette sensation d'épanouissement et de plénitude
que m'avaient donnée les derniers étés. Au fond
de ma gaieté passait parfois une obscure nos-
talgie. Ni la naïade du bois, ni la Cérès féconde ne
me suffisaient plus. Il y avait en moi des regrets,
des aspirations indéfinissables.
Août s'achevait. L'oncle Sylvain eut un jour
la curiosité d'aller à quelques kilomètres de Cas-
tillon, à Gillac, visiter un timiulus celtique
récemment découvert et presque intact. Les
journaux annonçaient d'autres fouilles dirigées
par un savant de Paris. Tout le pays était en
rumeur.
La route était longue. Babette loua un cheval
pour l'oncle Sylvain. Il partit dès l'aube. La jour-
née s'annonçait radieuse, un peu trop chaude, sans
HELLÉ 149
doute, mais pourvu qu'il eût des habits légers, M.
de Riveyrac ne redoutait pas le bon soleil. A
midi, le ciel parut s'embraser ; l'azur devint blanc
comme le métal à l'extrême ardeur des four-
naises. Vers quatre heures, sur les champs mois-
sonnés, sur les troupeaux et les hommes haletants,
pesa la menace de l'orage.
J'étais à la fenêtre de ma chambre, qu'agran-
dissait un bcJconnet de bois. Mon peignoir de
batiste collait à mes épaules trempées de sueur.
J'entendais, au rez-de-chaussée, crier l'enfant de
Marie Lamirault, énervé par cette atmosphère
saturée d'électricité. L'espace immense que je
découvrais était vide, car bêtes et gens s'étaient
enfuis vers les fermes ou cachés en des abris de
hasard. Les oiseaux mêmes et les insectes se tai-
saient, et l'effrayant silence régnait, précurseur de
cataclysmes.
Bientôt tout un côté du ciel sembla noircir ;
l'obscurité gagna de place en place. Un grondement
de tonnerre roula très loin, puis se propagea,
s'accrut en se rapprochant, pendant que de vastes
éclairs ouvraient et refermaient des perspectives
phosphorescentes. Un fracas terrible éclata sou-
dain, un zigzag de feu zébra l'espace, tomba sur
un châtaignier isolé dont la cime s'enflamma.
Puis les cataractes de l'averse croulèrent.
— ■ Ah ! le pauvre monsieur ! Pourvu qu'il soit
150 HELLÊ
rentré à Gillac ! s'écria Babette qui se cachait
la face dans son tablier.
— Mon oncle a dû prévoir Forage, Babette. S'il
n'est pas à Gillac, il s'est mis à l'abri dans quelque
maison.
— C'est le déluge, c'est le jugement dernier !
gémissait la paysanne, prise d'un effroi super-
stitieux. Ah ! si j'avais un cierge et un buis bénit,
ça protégerait la maison.
Pendant plus d'une heure, la pluie et le vent
firent rage. Clouée derrière les vitres, le cœur
étreint d'angoisse, je regardais la plaine disparue
dans un brouillard d'eau. A six heures, l'averse
cessa presque aussi brusquement qu'elle était
venue. J'aperçus le jardin ravagé, des rigoles
d'eau jaunâtre dévalant par les allées et noyant
dans un limon sale des pétales de fleurs, des
brindilles, des petits fruits verts, et les ailes
souillées d'un grand papillon blanc que, le matin
même, j'avais vu frémir au cœur des roses. A l'ho-
rizon, des gazes grises s'élevaient lentement,
découvrant la ligne des coteaux. Un tronçon
d'arc-en-ciel émergeait, comme l'arche mutilée
d'un pont céleste, détruit par la foudre.
Je descendis sur la route. Une fraîcheur mon-
tait de la terre humide, et je frissonnai sous mon,
léger peignoir. Babette m'apporta un châle. An-
xieuse, je regardais du côté de Gillac, souhaitant
HELLÊ 151
que mon attente fût trompée et que l'oncle Syl-
vain ne revint pas avant la nuit. Bientôt je vis
paraître un cavalier que je n'avais pas entendu
venir, car le sol mouillé amortissait le trot de sa
monture. Mon oncle mit pied à terre. Ses vête-
ments ruisselaient ; ses dents claquaient. Il était
livide.
— Vite, du feu, dit-il, des habits secs, du
linge. Qu'on prépare un verre de vin chaud.
J'avais fait mettre dans la chambre de mon
oncle un fagot qui s'enflamma rapidement. Pen-
dant que M. de Riveyrac changeait de costume,
je fis chauffer le vin sucré, avec un brin de can-
nelle et une tranche de citron.
— Merci, dit l'oncle Sylvain. Je suis glacé.
L'averse m'a saisi en pleins champs, et je n*ai
pas voulu me réfugier sous les arbres comme
certain berger imbécile que j'ai vu foudroyer
avec ses moutons... Ma bête tremblait de peur
et avançait tant bien que mal... Bref, je suis
revenu, mouillé jusqu'aux os. Heureusement je
suis solide, Hellé. J'en serai quitte pour une cour-
bature.
— Il faut vous coucher, mon oncle. Vous fris-
sonnez. Je vais faire bassiner votre lit.
— Me coucher, moi, en plein joiu* ! Me prends-
tu pour une femmelette? Laisse, Hellé... Dans
un instant je serai tout à fait réchauffé.
152 HELLÉ
— Mon oncle, vous êtes pâle. Vos dents claquent.
Je vous en prie, couchez- vous une heure ou deux.
— Ça va se passer. Ne t'inquiète pas, ma bonne
petite.
Ne pouvant vaincre son obstination, je remis
un fagot dans la cheminée et je jetai une cou-
verture sur les genoux de mon oncle. Peu après
je vis qu'il frissonnait encore, tandis qu'une rou-
geur ardente couvrait ses pommettes. Je pris sa
main, elle était ; èche et brûlante ; le pouls mon-
tait avec rapidité.
— Oncle, dis- je, vous avez la fièvre... Si vous
m'aimez, obéissez-moi. Vous allez vous mettre au
Ut et Babette ira chercher le médecin.
— Soit, je me coucherai puisque tu Texiges et
puisque j'ai la fièvre, mais pas de médecin, Hellé [
Si tu m'amènes cet âne, je le flanqae à la porte...
Que j'aie bien chaud, que je dorme une bonne
nuit et demain il n'y paraîtra plus.
Le lendemain, mon oncle déhrait, et le mé-
decin, appelé à son insu, diagnostiquait une
pleurésie.
Bien que ce mot seul m'épouvantât, je ne
perdis point l'espérsaice. Assistée de Babette et
de Marie Lamirault, je suivis les prescriptions du
docteur avec une ponctualité qui impatientait
parfois mon oncle. La maladie ne l'effrayait pas,
ni la mort, — mais se sentir immobile, impuis-
HELLÉ 153
sant, livré à cet âne de médicastre qu'il injuriait
dès que le pauvre homme avait quitté sa chambre,
— cela mettait en rage l'oncle Sylvain. Il m'aimait
trop pour se refuser à mes soins, à mes prières ;
mais quand vers le miUeu du jour, la fièvre lui
laissait un peu de lucidité et de répit, il s'affligeait
de ma pâleur, de ma fatigue.
Une semaine s'écoula sans apporter aucune
amélioration, et, vers le neuvième jour, comme
le médecin me quittait en hochant la tête, mon
oncle me fit appeler. C'était dans un de ces in-
tervalles, entre les accès de fièvre où, malgré le
bienfait d'un repos relatif, l'extraordinaire fai-
blesse du malade apparaissait. Mon cœur se serra
quand je remarquai la maigreur du beau visage
romain enfoncé dans les oreillers, le sifflement qui
interrompait les paroles de mon oncle. Je sentis
trembler mes lèvres et des sanglots me monter à
la gorge. Mais il fallait réprimer ces signes d'une
inquiétude que je n'osais me formuler à moi-
même. Avec un effort d'énergie je me domptai.
— Hellé... balbutia l'oncle Sylvain. Écoute... je
suis très malade... Tu vas... écrire...
Une quinte de toux l'arrêta. Il étouffait. Je
le soulevai, je le soutins dans mes bras, contre
ma poitrine.
— Mon oncle, je vous en conjure. Ne parlez
plus. Cela vous fait mal.
t54 HELLÉ
— Il faut... écrire...
— Dites un nom seulement. Vous désirez voir
quelqu'un ? Vous craignez que je ne suf&se pas à
vous soigner? C'est cela, n'est-ce pas?...
Il fit un signe d'assentiment, et im souffle passa
entre ses lèvres :
— Genesvrier.
— Vous voulez que j'écrive à monsieur Genes-
vrier ?...
— Genesvrier, reprit l'oncle... notre ami...
— Je vais écrire tout de suite, je vais même
télégraphier, parce que je n'ai pas le temps d'ex-
pliquer par lettre ce qui vous est arrivé. Soyez
sûr que monsieur Genesvrier viendra.
Il sourit faiblement et, fermant les paupières,
plus calme, il parut s'assoupir.
Babette courut au télégraphe. La réponse de
Genesvrier arriva bientôt. Il annonçait son départ.
Quand il entra dans la maison, le lendemain,
je descendis le recevoir, toute pâle, brisée d'une
nuit épouvantable, oubliant ma robe froissée, mes
cheveux dont la longue natte, à demi dénouée,
tombait sur mon dos. A voir ce ferme visage, ces
yeux où je Hsais clairement une anxiété presque
égale à la mienne, je sentis l'espoir et la faiblesse
m'envahir à la fois. Je fondis en plerus.
— Oh ! merci, merci d'être venu... Il est bien
mal...
HELLÊ 155
— Ne pleurez pas, chère Hellé ! Nous ferons
l'impossible. Pourquoi ne pas m 'avoir prévenu
plus tôt ?
— Je n'osais pas... C'est lui qui vous a de-
mandé.
— Et vous n'avez pas songé que je serais heu-
reux de partager vos fatigues ! murmura-t-il d'un
ton de reproche.
— Venez, dis-je. Il nous attend.
Nous montâmes au premier. Une joie éclaira
les yeux de mon oncle lorsque Genesvrier serra
doucement la main qu'il n'avait plus la force de
soulever. D'un mouvement de tête il me fit signe
de me retirer. Je les laissai seuls.
— Babette reste auprès de monsieur de Rivey-
rac, me dit Antoine Genesvrier, quand il sortit de
la chambre. Votre oncle repose. Il souhaite que
vous me fassiez visiter le jardin et la maison.
Feignons d'accéder à son désir.
— Comment le trouvez- vous ?
Il hésita :
— Pas bien... Ne vous désolez pas, Hellé. Son
état est grave, mais il n'est pas désespéré... Venez.
Racontez-moi en détail les phases de sa maladie.
Tout en parcourant le jardin, je fis à mon
compagnon le récit qu'il me demandait. Bien
qu'il se composât un visage impénétrable, je
devinai qu'il était profondément inquiet.
156 HELLÊ
Ensemble, au chevet de mon oncle, nous veil-
lâmes de longues nuits, et, quand mes forces
défaillaient, il suf&sait d'un mot de Genesvrier
pour me rendre sinon l'espoir, du moins le cou-
rage. A peine nous parlions-nous ; dans le silence
de la chambre, où parfois je sentais passer la mort,
nous avions appris à nous comprendre par le
geste et le regard.
A travers la première léthargie qui précède le
sommeil, entre mes cils lourds, je voyais Antoine,
immobile au pied du lit, dans le tremblant reflet
de la veilleuse ; je sentais la douceur de ses yeux
graves qui ne se détournaient du malade que pour
se reposer sur moi.
Un matin, à l'éveil blanchissant du jour, mon
oncle parut soulagé. La fièvre avait presque dis-
paru ; l'oppression diminuait, la respiration était
moins sifflante.
Tandis que Genesvrier, penché sur lui, pre-
nait sa températiire, je respirai, envahie d'im
joyeux espoir.
— Monsieur de Riveyrac s'assoupit, dit An-
toine en se relevant. Appelez Babette ou Marie
pour nous remplacer un instant. Je voudrais
vous parler, Hellé.
Marie Lamirault s'assit dans mon fauteuil.
Genesvrier lui dit quelques mots, puis il m'em-
mena.
HELLÉ 157
Nous entrâmes"dans l'ancienne chambre de tante
Angélie, que j'avais attribuée à notre hôte.
— Eh bien ! dis- je, il est mieux, il va guérir ?
— Hellé, murmura Genesvrier, il est temps de
vous avertir... l'heure approche où vous aurez
besoin de tout votre courage...
— Mon oncle !
— Il est très mal... Cette accalmie m'inquiète
plus que les crises d'hier... Soyez forte, Hellé.
Il me sembla que la maison croulait. Je ne
criai pas ; je ne pleurai pas. Muette, je regardai
Antoine avec des yeux qui voulaient l'interroger
encore.
Il me prit la main.
— Hellé, ma pauvre chère Hellé, que j'ai pitié
de vous !
— Mon oncle... mourir...
J'éclatai en sanglots déchirants.
— Il va mourir... lui qui était tout pour moi,
mon père, mon maître, mon ami... lui que je ché-
rissais, lui que je vénérais... Oh ! faites quelque
chose, Antoine, tentez l'impossible, je vous en prie,
sauvez-le !
Il posa sa main sur mon épaule, et je me trouvai
appuyée contre sa poitrine, comme dans le seul
refuge où l'instinct pût me jeter. Et pendant que
mes larmes coulaient, j'entendis sa voix près de
mon oreille :
158 HELLÉ
— Pleurez maintenant, Hellé, pleurez sans con-
trainte, car il ne faudra pas pleurer devant lui.
Je ne vous donnerai pas de consolations banales,
mais au moins vous sentirez que vous n'êtes pas
seule, qu'un ami vous reste et qu'il partage votre
deuil... Chère Hellé, je souffre de l'amitié qui va
se briser, mais je souffre aussi de votre souffrance.
— Vous êtes bon... balbutiai-je sans savoir ce
que je disais.
Nous demeurâmes ainsi un long moment, lui
silencieux, moi gémissante, presque dans les bras
l'un de l'autre. Soudain je m'écartai, j'essuyai
mes yeux.
— Puisqu'il le faut, je serai forte. Je veux
que mon cher oncle finisse en paix, comme il a
vécu... Moi seule...
Les larmes encore une fois m'étouffèrent.
— Je ne pleurerai pas devant lui... je vous
obéirai... Mais, Antoine, quelle douleur !
Le jour s'écoula, puis la nuit. Si je n'avais
cru aveuglément Genesvrier, j'aurais confondu
dans mon inexpérience le répit annonciateur de
la mort avec l'apaisement qui promet une proche
convalescence. La fièvre avait brisé les ressorts de
la vie : mon oncle mourait de faiblesse, calme,
affranchi des souffrances, presque gai parfois ; et
sans que ni Genesvrier ni moi eussions laissé percer
notre inquiétude, il comprit que c'était la fin.
HELLÉ 159
Toute la nuit je veillai, sortant quelquefois sur
le palier, pour appuyer mon front aux murailles
et sangloter à cœur perdu. Au matin je n*avais
plus de larmes. J'entrais peu à peu dans ce demi-
songe qui succède aux crises extrêmes de l'an-
goisse, où la sensation de la réalité s'amortit, où
le désespoir épuisé s'ennoblit de silence grave.
J'étais debout au chevet de l'oncle Sylvain. Genes-
vrier se tenait de l'autre côté du lit, et le malade,
abandonnant ses mains à l'étreinte des nôtres,
parla tout à coup, d'une voix distincte, avec un
accent inexprimable :
— Hellé, mon enfant bîen-aimée, je vais mou-
rir. Je bénis la nature de me laisser ferme et
lucide pendant les derniers instants que je pas-
serai près de toi... J'aurais beaucoup de choses à
te dire : il faut les résumer en peu de mots. J'ai
ime prière à t 'adresser, Hellé : reste fidèle à mon
rêve ; réalise en toi la femme que j'ai tenté de
former. Fuis le médiocre, ne déchois point, re-
doute la passion avec ses sophismes et ses mirages,
et donne le trésor de ton âme à celui seul qui le
méritera.
— Ah ! m'écriai- je en baisant son front déjà perlé
de moiteur froide, qui me consolera de vous perdre,
où retrouverai- je un maître tel que vous ?
— Un maître, Hellé ? Tu n'as plus besoin de
maître. Il te faut un guide et un ami. Tu le trou-
i6o HELLÉ
veras, je le sais, et cette certitude m*est douce...
Ne pleure pas, chère petite. Tu as été la couronne
de ma vieillesse, ma joie, ma lumière, mon rêve
vivant... Et je ne te laisse pas seule et abandonnée...
Ses yeux désignèrent Genesvrier :
— Un ami... Antoine, je vous la confico Rem-
placez-moi auprès d'elle... Soyez...
Il suffoqua. Genesvrier lui fit boire un cordial.
Par un effort de volonté, il parut rappeler à lui
la vie déjà fuyante.
— Hellé sera ma sœur, dit Antoine en se re-
dressant.
Un éclair avait brillé dans ses yeux. Les yeux
du moribond reflétèrent cette flamme. Comme
fortifié soudain, allégé, soulagé, il nous fit signe
de rehausser sa tête affaissée dans les coussins.
Sa voix vibra plus claire, ses lèvres s'essayèrent
à sourire.
— Pensez- vous, dit-il à Antoine, que je pourrai
vivre jusqu'au jour ? J'aimerais à revoir la lu-
mière ; je suis un vieux païen, cher ami, et il
me plaît que mon âme s'unisse à l'Âme univer-
selle sous les beaux auspices du soleil. Éteignez
la lampe. Ouvrez la fenêtre. Il me semble que le
ciel blanchit.
L'aube allait naître. Vénus déclinait dans une
brume déjà tout imprégnée de lumière. Une fraî-
cheur délicieuse, comme l'odeur même de la rosée
HELLÉ i6i
évaporée sur les fleurs, montait du jardin invisible.
— Enfin, dit mon oncle, je vais savoir le mot de
la grande énigme... à moins que je n'aille de planète
en planète et de mystère en mystère découvrir la
vérité. J'aime à me rappeler le grand rêve des
anciens sages, et je veux croire que je franchis
un des degrés de l'échelle infinie par laquelle
l'animalité arrive à l'humanité et l'humanité au
divin... Voyez comme cette étoile est blanche et
belle ! Je ne l'ai jamais contemplée sans penser
qu'elle doit être le séjour des poètes, des sages, qui
y satisfont leur amour de la Beauté... C'est là que
je serai demain, peut-être, et fausse ou vraie, cette
rêverie enchantera ma mort.
Il se tut, à bout d'haleine ; mais ses yeux sou-
riants ne se voilaient pas. Je sentis sous mes doigts,
peu à peu, son pouls décroître, son poignet se
refroidir... Cependant je ne pleurais plus, et Genes-
vrier, qui tenait l'autre main du malade, semblait
participer comme moi à l'admirable sérénité de
cette agonie, qui nous pénétrait de respect.
Le disque glorieux dépassa les crêtes des collines.
Mon oncle fit un mouvement. Je vis ses traits se
figer dans une extase suprême. Antoine, incliné, lui
ferma les yeux.
La mort était venue avec le jour, et l'aube,
ouvrant les portes d'or d'un mystérieux Olympe,
accueillait l'Esprit triomphant.
6
X\1II
Dans la bibliothèque vaste et vide où j'évoquais,
mieux que partout ailleurs, la chère image du maître
disparu, j'étais assise, en habits de deuil. Depuis
le matin tombait la fine pluie d'automne sur les
tours de Saint-Sulpice, sur les toits ruisselants, sur
le jardin jaune et noyé. Mon âme sombrait dans
la tristesse.
Le coude sur l'appui du fauteuil, ma main
pressant ma tempe douloureuse que la migraine
étreignait, je regardais crépiter et s'écrouler les
braises du premier feu de novembre, et j'écoutais
Genesvrier assis en face de moi.
— Vous me demandez pourquoi j'ai prolongé
mon absence, disait-il. Vous m'adressez des re-
proches, Hellé. Savez-vous que votre petite colère
me plaît mieux qu'un gracieux accueil ?
— Vous plaisantez, je crois, bien que ce ne soit i
point votre habitude. Que vous soj^ez resté à
Bruxelles près de Jacques Laurent, très malade,
qu'il ait insisté pour vous retenir, il n'y a là rien
HELLÊ 163
qui m'étonne... Mais pourquoi ne point m'écrira?
Votre indifférence m'a surprise péniblement.
— Mon indifférence ? Sérieusement, Hellé, pou-
vez-vous supposer que je sois devenu indifférent ?
— Mais oui, monsieur Genesvrier.
— Vous m'appelez « monsieur &, maintenant !...
Vous êtes tout à fait fâchée ?
— Expliquez-vous, défendez-vous.
A grands pas, de long en large, il marchait, les
mains croisées derrière le dos.
— J'ai un secret, Hellé.
— Un secret que vous ne pouvez me confier à
moi, votre sœur d'élection ?
— Un secret que vous allez connaître. Je n'ai
pas voulu vous écrire, là-bas, parce que je devais
me recueillir, m'interroger, me juger, avant de
faire une démarche si grave qu'elle peut troubler
toute ma vie. La solitude où je vivais, près de mon
vieil ami, était plus favorable à cet examen de
conscience, à cette épreuve de mes forces que mon
ermitage de Paris. J'aime à savoir où je vais ; je
ne veux ni m'abuser ni abuser personne, parce
qu'à mon âge aucune action n'est indifférente,
parce que je suis, plus que tout autre peut-être,
conscient des responsabilités que j'assume.
n s'arrêta devant moi :
— Excusez-moi si je n'ose parler, je ne suis guère
éloquent, ma petite amie, et je ressens, à exprimer
i64 HELLÉ
tout haut des sentiments intimes, je ne sais quelle
ridicule et maladroite pudeur. J'ai préféré vous
écrire, et voici ma confession — ajouta-t-il en
tirant une lettre de sa poche. — Ne riez pas du
procédé, qui peut vous sembler romanesque. Lisez
lentement, réfléchissez, et ne vous hâtez pas de
répondre.
— Quel homme étrange vous êtes, dis-je en
prenant la lettre qu'il me tendait. Quand dois- je
lire ceci ?
— Tout à l'heure. Il faut que je vous quitte.
— Vous reviendrez ce soir ? J'attends madame
Marboy.
— Je reviendrai.
— Soyez ici de bonne heure, pour que nous puis-
sions causer seuls im instant.
— Volontiers. Au revoir, Hellé.
— Au revoir, Antoine.
Il tenait ma main dans les siennes, et je sentis
qu'il tremblait.
— Au revoir ! répéta-t-il.
Et il sortit si brusquement que j'en restai toute
surprise.
Je repris ma place au coin du feu, et je lus :
Paris, 8 novembre.
« En m'interdisant toute correspondance avec
vous, pendant mon séjour à Bruxelles, j'avais un
HELLÉ 165
but, chère Hellé. Je voulais découvrir les causes
stables et profondes, la réelle nature du sentiment
que vous m'inspirez. Je voulais me juger et des-
cendre seul dans cette citadelle close de ma pensée
où votre chère image porte le charme et le trouble
à la fois. Je voulais vous juger aussi, mettre votre
àme en face de mon âme ; maintenant je crois vous
connaître : il faut que vous me connaissiez tout à
fait.
<i On vous a raconté mon histoire. Moi-même
je vous ai confié, par fragments, le secret des
crises morales qui ont marqué les grandes étapes
de ma vie, et je sais que je ne vous apparais point
sous la figure d'un amoureux sentimental et
passionné. Je ne me fais aucune illusion sur ma
personne, et longtemps, en considérant mon âge,
mon aspect, mes cheveux déjà grisonnants, j'ai
connu l'évidente invraisemblance de mes espoirs.
J'avais résolu de les taire ; je me contenterais
d'être votre ami.
«D'où vient que j'aie aujourd'hui cette audace
de vous dire à vous, jeune, belle, riche : — Je vous
aime, Hellé. Voulez-vous partager ma vie de labeur,
d'effort, de pau\Teté ?
« Ces paroles, je ne les ai jamais dites à aucune
femme. Aucune n'aurait pu les entendre sans sourire
ou se révolter. Aucune n'était digne de comprendre
le vœu hardi de mon cœur.
i66 HELLÊ
« Dès mon adolescence/ je brûlais pour les
idées, et nulle beauté de chair n'effaçait pour moi
leur beauté abstraite. Ces larmes chaudes qu'on
verse, à dix-huit ans, pour des amantes d'un jour,
les historiens et les poètes, seuls, me les arrachaient.
J'aimais d'amour ces grandes figures héroïques qui
surgissent sur les peuples et dont le verbe enflammé
dit : « Patrie, Vertu, Liberté, Justice. » Je vouais
mon existence aux causes qu'elles avaient senries
et dont le triomphe, combattu par le mal, n'est
jamais définitif.
« Autour de moi, mes amis, ma famille s'inquié-
taient» Ils me disaient :
« — Choisis une carrière honorable, puisque tu
ne veux pas vivre dans le luxe et l'oisiveté. Ta
fortune, ton intelligence te permettent de hautes
ambitions,
«J'écoutais ces conseils en silence, et je sentais
en moi une tristesse d'exilé.
«Étranger parmi les miens, je gardai jusqu'à
l'âge d'homme un triple sceau sur mes lèvres et
sur mon cœur. Bientôt, je me trouvai maître de
moi. Avide d'employer poiu* la justice ces jeunes
forces que je devais en moi, intactes, naïves,
capables, me semblait-il, de soulever le monde,
j'étais pourtant tiraillé d'opinions contradictoires.
J'allai consulter les hommes célèbres dont les
œuvres résumaient, sans les résoudre, les problèmes
HELLÉ 167
moraux et sociaux qui me hantaient. Je voulus
m 'orienter aux rayons de ces grands phares, mais
chacun n'éclairait qu'une partie de l'ombre. Quand
je demandais la justice, le savant me montrait
la Nécessité reine de l'iuiivers, des lois fatales
régissant les astres et les esprits, toute liberté
illusoire, la guerre entre les espèces, la guerre entre
les individus, l'égoïsme vital à la racine de tous les
sentiments. L'historien me révélait le mensonge
des codes. Le prêtre transportait la réahsation de
la justice dans un au delà problématique. Les
politiciens vantaient chacun leur système, et pro-
posaient soit la table rase, soit le retour aux tradi-
tions mortes, soit des compromis qui ne pouvaient
contenter personne.
« Ainsi, quand ma raison semblait satisfaite,
quelque chose protestait dans mon cœur ; quand
mon cœur était séduit, ma raison opposait des
arguments à mes enthousiasmes.
« J'errais ainsi, plein d'idées et de sentiments
inconciliables, quand, au cours d'un voyage à
travers l'Europe, je me présentai chez Tolstoï.
Bien que mon esprit n'inclinât point au néo-
évangélisme prêché par ce grand homme, j'avais
subi la secousse qu'il imprimait aux jeunes gens
de ma génération. Il était un des dieux de ce
Panthéon idéal que je portais en moi-même, et
je l'aimais de réveiller les âmes engourdies dans le
i68 HELLÉ
brutal utilitarisme de ce temps. De tous les coins
de la Russie et de l'Europe, de jeunes hommes et
de jeunes femmes venaient réclamer de lui un con-
seil, un mot qui décidât le sens de leur vie. Beau-
coup, parmi mes compagnons de pèlerinage,
étaient venus dans cette intention. Le maître leur
répondit par ces paroles qui, paraît-il, lui sont
si familières qu'elles sont devenues proverbiales
dans son pays : « Simplifiez- vous. Asseyez- vous sur
la terre. »
«Je ne partageais point toutes les doctrines de
Tolstoï, ni sa théorie de l'amour, ni sa théorie de
la non-résistance au mal, ni ce mysticisme parti-
culier aux peuples slaves. Mon âme était facile à
la tendresse, à la pitié, mais j'étais à la fois un
rêveur et un combatif ; je ne séparais pas la pensée
de l'action Pourtant le \deillard en blouse de
moujik, penchant sur un établi de cordonnier son
front génial et sa barbe de prophète, m'apparut
comme l'annonciateur de ma destinée. Ne devais-je
pas, dépouillant tout orgueil personnel, « m 'asseoir
sur la terre » entre les humbles et les petits, vivre
de leur \'ie, les connaître, les aimer — et me relever
plus fort pour les défendre ? Vainement j'avais
cherché la justice auprès des savants, dans la
nature, auprès des poHtiques, dans l'État. Au
spectacle de la souffrance humaine, l'amour et
l'indignation la révéleraient à mon cœur.
HELLÉ 169
« J'étais riche et je me sentais peu de besoins.
Avec l'enthousiasme naïf qui appartient à la
jeunesse et qui en rachète les erreurs, je me plus
à réparer le mal autant qu'il était en mon pouvoir.
Je me plus à remettre quelques égarés dans la
voie de leur vocation véritable, donnant à celui-ci
le loisir nécessaire, à cet autre des instruments de
travail, pareil au jardinier qui déracine les plantes
semées au hasard et rend chacune au sol qui lui
convient.
«N'ayant conservé que les ressources indispen-
sables, ne souffrant point de ma pauvreté, je com-
mençai une descente dantesque dans les cercles de
l'enfer social. J'en garde encore l'épouvante. Par-
tout je vis le fort écraser le faible, l'homme opprimer
la femme, l'injustice naturelle et conventionnelle
peser sur l'enfant. En haut, je trouvai l'indifférence
et le mépris ; en bas, l'abrutissement et la haine.
Je parcourus les hôpitaux, les prisons, les ateliers,
les bouges. Souvent méconnu, suspect à ceux-là
que je voulais servir, je vis parfois mes efforts
tourner contre moi-même. Et, pleurant sur mes
déceptions et mon impuissance, je compris l'énorme
dif&culté de l'œuvre de rénovation qui ne s'accom-
plira qu'au prix d'inconnus cataclysmes et par
l'effort collectif de plusieurs générations.
«C'est alors que je connus Jacques Laurent. Il
avait souffert les mêmes angoisses, traversé les
170
HELLÊ
mêmes épreuves. li m'enseigna le désintéressement
supérieur, la philosophie du semeur jetant le grain
qu'il ne verra pas lever.
« J'avais achevé mes études de médecine et de
droit. Un livre sur la Psychologie du Criminel, mes
articles de V Avenir social avaient répandu mon nom.
J'avais des ennemis, déjà ! Mais je sentis bientôt
que les ouvrages de théorie pure convenaient mal
à mon tempérament. Je revêtis donc de chair et
d'os mes idées, je les incarnai dans une forme hu-
maine, je mêlai, dans le vaste cadre d'une aventure
fictive, l'imaginaire et le réel. Ainsi j'ébauchais ce
livre du Pauvre; il contient mes révoltes et mes
rêves.
« Me voici presque à la fin de ma jeunesse, seul,
n'ayant donné à mon âme que l'amour du juste
et du vrai pour aliment. J'avais banni les femmes de
ma vie ; celles que je rencontrais libres, souvent
intelligentes et séduisantes, avaient des ambitions
de plaisir que je ne pouvais satisfaire. D'autres,
humbles d'esprit, grandes de cœur, étaient des
créatures tout instinctives et tout inconscientes.
Aucune n'était de ma race,
« Mais je vous rencontrai, Hellé, et je ne pus
oublier votre front de déesse, beau de sa pâleur
mate et de son noble contour, plus beau de la
pensée qui l'anime. J'adorai en vous la pureté,
l'intelligence, la fierté. Pour la première fois, dans
HELLÊ 171
le secret de mon cœur, je me dis : « Celle-là, et
celle-là seulement pourrait être ma compagne. &
«J'eus le bonheur de gagner la sympathie de
M. de Riveyrac. Je vous observai, Hellé, avec
d'étranges alternatives d'espoir et de crainte.
Connaissant votre esprit, je voulus éprouver votre
cœur. Peut-être, accoutumé à l'émotion esthétique
seulement, n'eût-il pas vibré au choc de la vie,
au spectacle de l'infortune humaine. Peut être
deviez-vous représenter, dans les sphères supé-
rieures de la société, le modèle vivant de la beauté
faite pour s'épanouir, jouir, briller, éprise d'elle-
même.
« Si je vous avais trouvée telle, ah ! je vous
aurais admirée de loin, mais je n'aurais pu vous
aimer.
« Et je vous aime. J'ai vu la pitié naître en vous,
devant Marie Lamirault, devant son enfant : ils
vous découvraient la misère et la faiblesse que vous
ignoriez. Au spectacle des injustices, j'ai vu briller
vos yeux, et votre poitrine se gonfler. J'ai entendu —
avec quelle joie ! — le battement de votre cœur.
La statue devenait femme. Elle pouvait aimer et
souffrir.
« Hellé, si vous sentez en vous les forces sur-
humaines que crée et qu'entretient l'amour, venez
à moi, dévouez-vous à mon œuvre. Ensemble,
nous pourrions faire de grandes choses, et nos
172 HELLÉ
luttes et nos déceptions auraient de merveilleuses
revanches. Nous serions ce couple dont je vous
parlais autrefois, non plus le maître et l'esclave,
mais les époux égaux et différents, associés pour le
bien et le bonheur, fortifiés, meilleurs l'un par
l'autre.
<i Ne vous hâtez pas de répondre. Songez que je
ne vous propose point un médiocre idéal. Si votre
âme généreuse se soulève dans un grand espoir,
songez qu'il faut vous recueillir et vous bien éprou-
ver, car notre union ne saurait être que sublime
ou désastreuse.
« Je voudrais achever cette lettre par des mots
qui exprimeraient mon immense tendresse. Tous
me paraissent vulgaires. Hélas ! je suis gauche et
timide devant vous. Mais ce que vous êtes, ce que
vous serez pour moi, éternellement, l'angoisse où
je suis vous le révélerait, bien-aimée. »
Qu'Antoine m'aimât, je n'en étais point sur-
prise ; qu'il voulût m'épouser, ceci dépassait mes
prévisions, car je m'étais accoutumée à le con-
sidérer comme un solitaire capable seulement
d'attachement intellectuel. Sa tendresse, austère
et chaste comme son âme, était pourtant un hom-
mage que je ne recevais pas sans orgueil. Mais il
ne me promettait point cette adoration aveugle,
cette soumission de dévot par quoi les hommes
HELLÉ 173
captent le frivole esprit des femmes. Il ne me
dissimulait point les âpretés de sa vie, les sacrifices
que notre mariage m'imposerait. Il n'avait ni
l'aspect ni le charme vainqueur de l'amant rêvé
par ma jeunesse, beau de la beauté des héros, roi
par le génie, dompteur adoré de la foule. Les vertus
sérieuses d'Antoine effrayaient un peu mes vingt
ans. A cet âge, l'amour qu'on appelle, si pur qu'il
soit, participe du désir sensuel et de l'exaltation
poétique. C'est la printanière églantine qui s'épa-
nouit à mi-côte, sous le ciel clément. L'amour de
Genesvrier était la fleur plus rare, éclose dans
l'éther orageux, sur les cimes.
Je me demiandais, pour m*éprouver, ce que je
ressentirais si quelque événement imprévu ban-
nissait Antoine de ma vie. Cette idée m'était dou-
loureuse, et je sentais que nos liens, resserrés sans
cesse, ne se rompraient plus sans déchirement.
Depuis la mort de mon oncle, notre affection s'était
fortifiée dans la solitude. Insoucieuse du préjugé
qui oblige toute fille jeune à demeurer sous la tutelle
d'un chaperon, j'avais conservé mon appartement,
mes habitudes et l'indépendance d'allures et d'idées
que la présence de mon oncle, jadis, n'entravait
point. Madame Marboy, un peu choquée, m'en
avait fait des remontrsmces, et ma décision sem-
blait monstrueuse à madame Gérard. Mais le blâme
latent que je devinais ne me gênait guère, et rien
174 HELLÊ
ne m'était plus précieux que l'intimité affectueuse
d'Antoine et la fréquence de nos entretiens. Je ne
me cachais ni de le recevoir chez moi, ni de lui
faire de longues visites. Plus que jamais je m'in-
téressais à ses travaux ; j 'essayais de participer
aux œuvres actives de sa vie. J'avais des protégées
qui occupaient mes loisirs. A voir des types divers,
— surtout des femmes, — j'apprenais à rectifier et
à motiver mes opinions, à connaître les âmes,
leurs beautés, leurs défauts, l'effet des cruelles
réactions de la vie. Avec une curiosité croissante,
j'épelais ces livres vivants.
Ma bonne volonté avait enhardi mon guide. Puis-
que j'avais franchi tant d'étapes sur la route où il
m'avait entraînée presque malgré moi, pourquoi
ne le suivrais-je point jusqu'au bout de son rêve?
Mais, dans le secret de ma conscience, je redou-
tais presque, avec une inquiétude un peu lâche,
qu'il accomplît ce miracle de m'élever si haut.
« Je serais plus brave, — me disais- je, — si j'aimais
Antoine passionnément. Mais, à bien m'examiner, je
ne décou\Te en moi que de l'admiration, du respect,
quelque frayeur, des velléités, des aspirations,
et le tout compose im sentiment indéfinissable.
C'est le présage de l'amour, peut-être ; ce n'est
point encore l'amour. s>
Je dînai seule dans un état d'âme plutôt mélan-
HELLÉ 175
colique ; vers huit heures, je retrouvai Genesvrier
au sabn. Appuyé à la fenêtre, il contemplait la
pluie qui tombait sur le jardin. Il vint à moi et
m'attira près de la haute lampe qui traçait autour
de la table un grand cercle lumineux.
— Il faut que je vous voie bien en face, chère
HeUé ! me dit-il.
Sa pâleur m'étonna.
— Qu'avez - vous résolu ? . . . Acceptez - vous
l'épreuve ?
— Oui ; je veux attendre et réfléchir avant de
prendre aucune décision.
— Fixez le délai vous-même. Prenez trois
mois, quatre mois, s'il le faut. Si nous étions des
gens ordinaires, je me montrerais plus impatient.
Mais la partie que nous jouons est grave, à con-
sidérer la valeur des enjeux. Ne cédez pas, mon
amie, à un entraînement d'imagination, à un en-
thousiasme généreux et passager. Si vous devez
être à moi, je veux vous tenir de vous-même, par
un don volontaire et conscient.
— Je vous reconnais bien là, Antoine, et je vous
sais gré de votre probité morale. Je vous promets
donc d'éprouver mes forces, d'étudier mon cœur.
Dans trois mois, je vous répondrai. D'ici là je
ne m'engagerai à personne.
— Je ne vous demande pas cela, dit-il avec
vivacité, vous devez rester libre.
T76 HELLÊ
Il pressait ses mains, et, transfiguré d'espoir,
il m 'éblouissait de sa joie, de sa tendresse con-
centrées comme un faisceau de rayons dans la
lumière de ses yeux.
— Je ne sais pas être galant, Hellé. Devant
la femme que j'aime, j'ai peu de paroles... Mais
que serait le bonheur, si le seul espoir du bonheur
m'ébranle aussi profondément !
— Antoine, dis-je, je ne puis rien promettre,
mais vous pouvez tout espérer. Je ne connais
pas mon cœur ; je voudrais vous aimer, je le
voudrais... Mais, quoi que je vous réponde dans
trois mois, sachez ceci : je vous aime d'une étemelle
amitié ; je vous estime au-dessus de tous les
hommes, et je vous remercie de vous être attaché
à moi. Si je ne deviens pas votre femme, je resterai
votre sœur.
— Merci, Hellé ! fit-il d'une voix étouffée.
Il baisa mes mains et détourna la tête pour
cacher son émotion.
— J'entends qu'on vient, murmura-t-il en
reprenant son attitude impassible.
— C'est madame Marboy.
La porte s'ouvrit. C'étaient madame Marboy
et Maurice Clairmont.
\
XIX
— Je vous amène un revenant, Hellé ! dit ma
vieille amie. Maurice est à Paris depuis quelques
jours. Il est venu me demander à dîner ce soir ;
je l'ai prié de m 'accompagner.
— Vous avez bien fait, chère madame... Vous
voilà revenu sain et sauf, monsieur Clairmont ?
Êtes-vous content de votre voyage ? Nous ne
nous attendions pas à vous revoir si tôt.
— Je vous expliquerai les raisons de mon
brusque retour, répondit le jeune homme en
serrant la main que je lui tendais. J'ai appris
le malheur qui vous a frappé, mademoiselle, et
j'en ai ressenti une peine sincère. Monsieur de
Riveyxac était un de ces hommes qu'on n'oublie
point et qu'on voudrait revoir.
Il demanda quelques détails sur la mort de mon
oncle, d'un accent de sympathie vraie. Puis il
échangea quelques mots avec Genesvrier.
— n paraît, dis- je, que vous avez été pris par
des brigands ? Il y a encore des brigands en Grèce ?
Mon pauvre oncle en était charmé.
178 HELLÊ
— Les brigands que j'ai rencontrés étaient de
fort bons diables, mademoiselle. Je leur ai payé
rançon, et nous nous sommes quittés dans les
meilleurs termes.
— On m'avait conté que vous les aviez enrôlés
contre les Turcs.
— Il y a toujours un peu d'exagération dans les
histoires de voyage... En réalité, je n'ai pas vu
l'ombre d'un soldat turc... J'ai visité la Grèce ;
j'ai salué, en passant, votre ami monsieur Walter,
l'homme en bois, qui me faisait penser à Vhomim-
culiis de Faust égaré dans le sanctuaire de Phébus
Apollon. J'ai vu les grottes du Parnasse, où les
habitants de Delphes se réfugièrent pendant
l'invasion médi ue, lorsque le Dieu écrasa les
Perses sous une pluie de rochers. J'ai vu l'aube
et le soir dorer le Parthénon. J'ai erré, comme
Ulysse, sur la mer des Cyclades... Enfin je me suis
reposé à Corfou, Corfou la déhcieuse, et j'y ai
achevé un drame que Noémi Robert va jouer.
— Bientôt ?
— Cet hiver. Imaginez-vous, mademoiselle, que
la grande tragédienne comptait représenter une
comédie lyrique de Pierre Cabanis. C'était l'unique
ouvrage en vers de la saison .. Mais Cabanis est
tombé malade, et il a fallu remettre les répétitions
au printemps. Un ami bienveillant et influent m'a
averti. Sapho était prête. J'ai pris le premier bateau
HELLÊ 179
pour Marseille. Je suis tombé chez Noémi comme
un aérolithe. Et, lundi dernier, la divine personne
m'a déclaré qu'elle allait mettre mon drame à
l'étude et qu'elle créerait le rôle de Sapho.
— Vous voilà sur le chemin de la gloire ! dit
en souriant Genesvrier,
— Maurice ira jusqu'au bout du chemin, fit
madame Marboy. Il paraît qu'en haut lieu on
s'intéresse fort au succès de sa pièce.
— En haut lieu ?
— Parfaitement... Rébussat, le nouveau mi-
nistre des Beaux- Art s..,
— C'est-à-dire, interrompit Maurice, que je
Tai rencontré chez ma cousine de Nébriant...
Mais vous le connaissez, Genesvrier ! Je crois
même que vous n'êtes pas très bien ensemble..,
— Je l'ai connu autrefois, assez pour le mépriser.
— Mon Dieu, fit Clairmont après un silence,
je sais qu'on dit beaucoup de mal de Rébussat.
Cela ne prouve rien... A Paris, dans le monde des
lettres, on se calomnie comme on s'encense.
— J'ai pu juger Rébussato C'est un homme
de palinodies et de mensonges. Le père Lethierry
l'avait accueilli, patronné à ses débuts... Quand
Lethierry est tombé en disgrâce, Rébussat l'a
abandonné et accablé, lâchement. Rébussat,
mon cher, c'est un Tartufe aux souplesses de
Scapin.
iSo HELLÉ
— Un homme intelligent !
— Très intelligent ! Il a de l'élégance, du
charme, de la verve, toutes les qualités qui abusent
les hommes et séduisent les femmes. Aussi quelle
rapide et brillante carrière ! Député à trente ans,
le voilà ministre.
— N'avez- vous pas écrit un article contre
lui, Antoine ?
— Oui, pour répondre à celui dont il honorait
la mémoire de Lethierry, son ex-protecteur...
Nous avons failli nous battre ; mais Rébussat n'y
tenait guère. Il m'a gardé une noire rancune, je
le sais.
— Mon pauvre Antoine, dit madame Marboy,
vous avez l'art de vous faire des ennemis.
— Et des amis ! dis- je en rompant la dis-
cussion. Que vous importe monsieur Rébussat ?
Je vais calmer les colères avec une tasse de thé.
— Puis-je vous aider, mademoiselle? dit Clair-
mont.
Madame Marboy, dans une causerie affectueuse,
continuait de taquiner Genesvrier. Pendant que
je préparais le samovar, Maurice Clairmont se
rapprocha :
— Votre solitude doit vous attrister, made-
moiselle ! me dit-il.
— La mort de mon oncle a laissé un grand vide
dans ma vie, mais il a bien fallu me créer des
HELLÉ i8i
occupations. J'étudie toujours ; je lis ; je vois
souvent la bonne madame Marboy, monsieur
Genesvrier et les vieux amis de mon oncle.
Il sourit.
— J'ai envie de vous dire, comme Athalie au
jeune Éliacin :
Eh quoi ! vous n'avez pas de passe- temps plus doux ?
— Je vous affirme que je ne m'ennuie point.
— L'ennui viendra tôt ou tard.
— Pourquoi ?
— Parce que l'étude, les livres, la musique,
la conversation des gens \'énérables, ne peuvent
longtemps suffire au bonheur d'une jeune fille de
vingt ans. Étrange destinée que la vôtre, made-
moiselle Hellé. Vous êtes parmi nous comme une
héroïne du passé, une fenune de Pompéi ressuscitée
après plusieurs siècles. Cela me rappelle un incident
de mon voyage.
— Racontez !
— Je vous ai vue, telle que je vous vois.
— Où donc ?
— A Delphes, près du temple d'Apollon, là
même où les ouvriers découvrirent devant moi
YAurige de bronze, œuvre du sculpteur Euphronios,
offert à Phébus par Polyzalos, frère du roi syracusain
Gélon, ami de Pindare... Vous voyez que je suis
i82 HELLÊ
devenu érudit. Je parle comme un livre... d'ax-
chéologie !
— Vous rendriez des points à Walter lui-même.
— Cet Aiirige faisait partie d'un groupe brisé
par ravalanche de rochers qui détruisit le temple
des Alcméonides. On a retrouvé le timon du char,
les rênes, des membres rompus de chevaux et le
bras de la Victoire, qui tenait un diadème, une
palme et une couronne.
— Vous étiez là ?
— Oui, et je prenais à ces fouilles l'intérêt le
plus passionné. Je vis mettre au jour des fragments
innombrables, et, parmi ces fragments, un torse de
femme. Les ouvriers l'arrosaient d'eau, sans cesse,
pour désagréger la croûte limoneuse qui lui formait
un masque épais. Peu à peu, la face apparaissait ;
on devinait la ligne des bandeaux, le reUef d'un
diadème, le ym sourire que l'éboulement et la
pioche avaient respecté. Il me semblait le recon-
naître... Était-ce aux musées de Paris ou de Rome
que j'avais admiré, naguère, ce calme visage de
marbre, à la fois humain et divin ? Je prêtais
à ces yeux la lumière d'un regard vivant, à cette
bouche la mélodie d'une parole entendue autrefois.
— Et c'était...
— Attendez ! L'eau, inondant les tempes,
découvrit enfin la couronne : je reconnus Persé-
phone à son diadème de narcisses, — et ie vous
HELLÊ 183
revis, Hellé, dans le jardin printanier, au clair
de lune, parée de fleurs étoilées, comme la vierge
d'Eleusis. Pareille à votre sœur de marbre, vous
m'étiez apparue à travers les laideurs et les fanges
de la vie moderne, comme un type de beauté
éternelle. Mais vous viviez. Un jeune sang courait
dans vos veines. Une âme habitait votre front.
Delphes avait gardé la Perséphone souterraine ;
j'avais rencontré la déesse elle-même échappée
de THadès et ressuscitée sous un autre ciel.
— Rêve de poète, dis- je en souriant, rêve
flatteur et gracieux.
Il baissa la voix :
— Cette ressemblance m'émut comme un pré-
sage. Tout le jour, puis toute la nuit, je pensai
à vous, parmi les rochers prophétiques, sous
l'éther où tournaient les constellations sacrées aux
noms sonores... Que faisiez- vous ? Où étiez- vous ?
M'aviez-vous tout à fait oublié ?
Le thé noircissait dans la théière refroidie...
Par quel prodige l'ancien enchantement s'était-il
renouvelé ? Je ne pouvais détacher mes yeux des
yeux de Maurice, bleus comme la mer où naquit
Tamour,
— Non, murmurai- je malgré moi, je ne vous
avais pas oublié.
— Eh bien, Hellé ! fit madame Marboy.
Je crus m 'éveiller, tressaillante.
i84 HFXLÊ
— Nous parlions des fouilles de Delphes, dit
Maurice en se levant. Je racontais à mademoiselle
de Riveyrac que j'avais assisté à la découverte du
fameux Aurige de bronze.
— J'ai vu une gravure de cet Aurige, dit
Genesvrier. N'est-ce pas, la draperie... ?
Je ne les écoutais plus. Machinalement, je versais
le thé, éclairci d'eau chaude. En l'offrant, je ren-
contrai le regard paisible d'Antoine, et je compris
que ma causerie à mi-voix avec Maurice n'avait
éveillé en lui aucun émoi jaloux... Pourquoi donc,
sous ce regard confiant, tendre, heureux, un re-
mords opprima-t-il mon âme ?
XX
Antoine avait déjeuné avec moi. Il allait me
quitter, quand Babette introduisit Maurice Clair-
mont.
— M'excuserez-vous, mademoiselle ? Je viens
vous demander conseil, — dit le poète qui semblait
un peu gêné de la rencontre et désireux d'expliquer
sa visite inattendue. Les répétitions de Sapho
vont commencer, et Noémi Robert souhaite quel-
ques modifications. Je voudrais lire à mademoiselle
de Rive5n:ac certains passages de mon drame et
prendre son avis.
— Assurément, Hellé vous sera de bon conseil !
dit Genesvrier, sans que je pusse distinguer dans
son accent une nuance d'ironie.
Il se leva pour partir.
— Et vous, Genesvrier, dit Clairmont, que
faites- vous ? Je sais que vous dirigez Y Avenir
social. Mais votre livre va-t-il enfin paraître ?
— Bientôt. J'ai malheureusement, moi aussi,
des retouches à faire, auxquelles mademoiselle
de Riveyrac ne peut m' aider.
i86 HELLÊ
Ils échangèrent une poignée de main, et j'ac-
compagnai Genesvrier jusqu'à la grille extérieure.
— Vous n'attendiez pas monsieur Clairmont
aujourd'hui ? me dit-il.
— Antoine, est-ce que vous êtes fâché contre
moi ?
— Contre vous, chère petite ? dit-il avec ten-
dresse. Et pourquoi donc ?
— J'ai craint... une minute... que la visite de
monsieur Clairmont ne vous ait déplu.
— Et vous êtes assez loyale pour m'avouer ce
souci... Eh bien, je vous en estime davantage,
chère Hellé. Non, dit-il en redressant sa haute
taille, — ne vous y trompez pas ; je ne prétends
avoir aucun privilège d'amoureux; je n'y ai aucun
droit et, si j'étais capable de jalousie, je dompterais
ce vilain sentiment... Vous êtes libre, Hellé,
jusqu'au jour où vous mettrez votre main dans la
mienne, si ce jour doit jamais venir. Vous pouvez
recevoir qui vous plaît, autant qu'il vous plaît.
D'ailleurs, je ne crains personne, Hellé... Hormis
vous-même, et l'imagination qui veille sous ce
beau front... Allons, ma petite amie, rentrez.
Vous allez prendre froid... et puis, que dirait
votre hôte ? Vous vous compromettez beau-
coup !
Il souriait. A travers la grille, je le regardai
s'éloigner; puis je rejoignis Maurice.
HELLÊ 187
Babette desservait la table. Je priai Clairmont
de m'accompagner dans la bibliothèque, où je
me tenais habituellement.
C'était un de ces jours d'hiver, purs et glacés
qui brodent de givre l'arête des toits et les rameaux
noirs. Un grand feu brûlait. Nous nous assîmes
près de la cheminée monumentale, que dominait
la Pallas d'Olympie, entre deux flambeaux en
cuivre massif.
— Quelle noble sévérité règne ici ! dit Maurice,
Paris semble loin. Quand je vous regarde, made-
moiselle, toute jeune, toute blanche, et blonde
dans ce cadre austère, je crois vivre un conte
d'Hoffmann.
— Je me plais ici. J'aime ces meubles sombres
et luisants, ces rayons chargés de livres, ces frises
de plâtre où défilent des cavaliers. Ici je retrouve
l'image de mon oncle. J'y relis ses livres préférés,
et parfois je crois entendre un pas, un grincement
de plume, un frôlement de feuillets.
— Oui, c'est votre refuge, votre tour d'ivoire.
Vous n'y recevez pas les importuns...
— Je vois si peu de monde depuis mon deuil.
— Vous n'allez plus chez madame Gérard ?
— A ses soirées ? Non.
— Et chez madame Marboy ?
— Souvent. Mais madame Marboy est une
véritable amie.
i88 HELLÉ
— Vous êtes liée avec Genesvrier, fit-il d'un
ton affirmatif, comme s'il entendait bien constater
un fait, et non poser une question.
— ]\Ion oncle l'aimait beaucoup.
— C'est un homme de valeur... évidemment ;
mais ce n'est pas un artiste. Je le trouve chimérique
et violent.
— II ne me paraît pas que monsieur Genesvrier
soit indifférent aux choses de l'art. C'est un
remarquable écrivain. Il a un sentiment juste et
fin de la poésie, de la musique, de la sculpture.
S'il était un barbare, il n'aurait pas mis dans son
cabinet de travail la Mélancolie de Durer et l' Esclave
de I\Iichel-Ange.
— Vous êtes allée chez lui ? fit vivement Clair-
mont.
— Oui. Je m'intéresse à des œuvres qu'il
patronne, à des gens qu'il secourt.
— Si vous l'écoutez, mademoiselle Hellé, il
vous transformera en nonne laïque, et ce sera
grand dommage pour vous... et pour nous.
— Si nous parlions de vous, monsieur Clair-
mont ? Où est votre manuscrit ?
Il posa un portefeuille sur la table.
— Vous pensez bien que je ne veux pas vous
infliger la lecture de trois actes. J'ai détaché
quelques fragments.
— Eh bien, lisez.
HELLÊ 189
— Soit... Mais, quoique je sois venu pour
travailler, je n'en ai aucune envie.
Il m'expliqua le sujet du drame, insistant sur
les modifications scéniques que demandait Noémi
Robert. Peu à peu ses yeux s'éclairèrent, sa voix
sonna plus haut. Il lut un chœur, divisé en strophes
et en antistrophes, à la manière antique, — une
scène entre Alcée et Sapho, — un dialogue entre
Phaon et Mélissa. Je le priai de continuer.
— Mais c'est tout.
— Comment ?
— Je n'ai rien apporté d'autre.
— C'est dommage !
— Mon drame vous plaît donc ?
— Je suis dans l'émerveiUement. Tandis que
vous lisiez, tout à l'heure, je voyais la mer violette,
la conque d'or de la grève, le bois sacré, le chœur
des jeunes fiUes... toutes mes visions enfantines...
A peine savais- je lire que, sous le figuier de notre
jardin, je m'enchantais à répéter les vers de
Chénier et de Lamartine. Oui, déjà, j'étais sensible
au rythme, au choc des syUabes sonores, à la
douceur ondoyante et longue des grands vers
élégiaques... Je savourais, sans la bien comprendre,
la beauté mystérieuse des mots... Mais vous allez
me trouver pédante et rire de moi.
— Ah ! dit-il, les applaudissements de la foule
ne valent pas votre silence attentif, votre émotion,
igo HELLÉ
le songe que je vois passer dans vos yeux. Je vous
remercie de toute mon âme, mademoiselle Hellé.
Maintenant, critiquez, et sévèrement !
— Cela me serait bien difficile, aujourd'hui
surtout. Et puis je n'ai pas qualité.
— Alors, dit-il vivement, vous me permettrez
de revenir ?
— Oui.
— Demain ?
— Volontiers.
Il se leva et s'adossa à la cheminée :
— C'est une heureuse fortune pour moi de
vous avoir rencontrée î s'écria-t-il gaiement. Ne
pensez- vous pas, Hellé... pardon, je vous nomme
tout haut comme j'ose vous nommer dans ma
pensée... ne pensez- vous pas qu'il y a entre nous
des affinités secrètes et charmantes, puisque
les mêmes mots font vibrer nos âmes, qui rendent
le même son ?
— Peut-être... mais vous êtes un artiste, un
créateur, et moi, sans génie, sans talent, je ne
puis qu'admirer et me taire. J'aurais honte de
vous donner des conseils, moi qui n'ai rien fait
et qui ne suis rien !
— Comptez-vous donc pour rien le miracle
d'être devenue, en ce siècle brutal et laid, la
créature que vous êtes ? Votre œuvre, c'est vous-
même, Hellé. Vous avez la beauté du marbre
HELLÊ 191
et la grâce ailée de la strophe. Vous êtes la sta-
tue et le poème à la fois. Exilée parmi les bar-
bares, vous vivez un rêve plus beau que nos
œuvres.
Il se rapprocha :
— Rêvez un peu tout haut, je vous en prie,
dit-il avec l'irrésistible sourire de l'homme qui
connaît sa force et pressent sa victoire. Rêvez
votre avenir ; je resterai silencieux, à mon tour
pour vous écouter.
— Hélas ! dis-je, je ne saurais vous répondre...
Mon avenir ! Un voile le couvre, tour à tour
sombre et brillant. Autrefois je n'imaginais point
d'autre bonheur que d'enclore ma vie dans les
beaux horizons de la Châtaigneraie, hre, étudier,
regarder les fleurs, saluer par leurs noms les étoiles
familières. Je ne demandais rien de plus. Mais,
depuis, j'ai vu les hommes, leurs douleurs, le mal
qu'ils renouvellent perpétuellement, et ma sérénité
s'est troublée à ce spectacle.
— Ah î je reconnais ici l'action de Genesvrier.
— Il est vrai... monsieur Genesvrier m'a suggéré
des scrupules que j'ignorais. Il m'a dit que l'art
tenait à la vie par des racines profondes : que,
séparé d'elle, il n'était plus qu'une fleur morte
et sans parfum. Il a voulu me jeter dans la réalité.
— Sacrilège ! Ah ! je reconnais sa chère théorie...
Mais nous parlions de votre avenir.
ig2 HELLÉ
— Que j'ignore.
— Que je vois nettement. Votre avenir, c'est
le triple triomphe de la beauté, de l'intelligence,
de l'amour. Je vous vois et je vois le compagnon
élu par vous entre les élus de la gloire. Il adore
en vous son idéal réalisé, la forme vivante de
son génie. Il règne sur les âmes, et vous régnez
sur lui.
Je souris.
— Chimère î
— Qui sait ? répondit-il.
Maurice revint le lendemain, et ses visites
furent bientôt quotidiennes.
Parfois, je souhaitais qu'il les espaçât, mal-
gré l'extrême plaisir qu'elles m'apportaient.
J'espérais, par un effort que je m'imposais comme
un devoir, reculer son image à l'arrière-plan de
ma vie. Déjà, je ne trouvais plus le goût ni le
loisir de me recueillir comme je l'avais promis à
Antoine. J'aUais moins souvent rue Clovis ; je
délaissais mes protégés. Tout mon temps était
pris par les lectures et les causeries que prolongeait
habilement Clairmont, au nom de l'art, au nom
de notre amitié naissante. Les heures qui s'é-
coulaient ainsi étaient des heures d'enchantement.
Mais pourquoi, dès que le jeune homme avait
franchi mon seuil, une tristesse me prenait-elle.
HELLÊ 193
au souvenir des heures pareilles que j'avais passées
près de Genesvrier.
Celui-ci ne pouvait ignorer les brusques phéno-
mènes de révolution morale qui se succédaient
en quelques semaines, contrariés par ma volonté,
aidés par un obscur désir. Je me reprochais de ne
point savoir équilibrer mes plaisirs, mes devoirs,
mes affections. Mais Genesvrier, dont je devinai
l'inquiétude, semblait refréner sa passion pour
respecter ma liberté. Que de fois, émue par sa
tristesse, j'étais prête à me réfugier vers lui, à lui
découvrir les œntradictions de mon cœur ! Une
pudeur mêlée de honte, de pitié, d'incertitude
aussi, scellait mes lèvres, — et peu à peu je sentais
une gêne dans mon attitude, et, dans celle de
Genesvrier, un étonnement plus cruel pour moi
qu'un reproche.
La nouvelle année commença : madame Mar-
boy, souffrante, ne sortait guère ; elle se plut
à nous réunir, Maurice et moi. Sensible à la gaieté
de son filleul, à sa courtoisie, aux attentions
dont il l'entourait, elle favorisait tous ses desseins.
Elle s'appliquait à incliner mon âme vers Maurice.
N'était-il pas tout pareil, peut-être, à son ancien
idéal de jeune fille, à l'homme qu'à mon âge
elle eût aimé ?
XXI
Seule dans la baignoire dont la grille dorée,
levée à demi, me dérobait à l'indiscrétion des
lorgnettes, inattentive à la foule houleuse qui
refluait dans la salle avant le lever du rideau,
je relisais un billet envoyé par Maurice avec
une gerbe de lilas blanc :
« Comme un soldat grec, avant la bataille,
suspendait l'offrande fleurie au piédestal de
Pallas victorieuse, je mets à vos pieds ces fleurs,
chère Hellé. Que votre présence invisible me
soit un favorable augure. J'ai voulu que vous
fussiez seule pour entendre mon œuvre et la
juger. Ma pensée, à travers le tumulte ou le silence,
ira constamment vers vous.
« J'aurais aimé m'asseoir à votre côté, dans
l'ombre où ne vous devineront pas les specta-
teiu"s. Je ne puis. Je suis la proie de mes amis,
de mes interprètes, de toute espèce de gens jaloux
d'épier ma sérénité dans le succès ou la déroute.
Pourtant la soirée ne se passera pas sans que
HELLÊ 195
j'aille chercher près de vous la consolation de ma
défaite ou le prix de ma victoire. »
La salle, peu à peu, s'était rempHe. Accou-
dée, le front dans mes mains, je savourais l'ivresse
légère qu'exhalaient les frais lilas, blancs comme
ma robe blanche. Je ne regardais pas le public
particulier des premières, ce public mêlé, tur-
bulent, amusant pour les vrais Parisiens, parce
qu'ils y reconnaissent des journalistes, des artistes,
des comédiens, des snobs, des femmes de tous
les mondes et des types qui n'appartiennent
à aucim « monde » défini. Les gens qui causaient,
riaient, songeaient autour de moi, m'étaient
inconnus ou indifférents. En toute autre circon-
stance, j 'aurais désiré qu'on me les nommât ;
leur histoire, racontée par Maurice, m'eût étonnée,
instruite ou divertie... Mais Maurice n'était pas
avec moi, dans cette petite loge où il m'avait relé-
guée si jalousement, si tendrement, pour que
rien ni personne ne prît un peu de mon attention,
im peu de ma pensée qu'il voulait tout entière
à son œuvre. Et rien ni personne ne pouvait
m'intéresser.
Tout à coup le lustre baissa. Un invisible or-
chestre, adroitement dissimulé, commença un
bref prélude, d'un caractère pastoral, et le rideau
se leva sur le noble décor d'un bois sacré, aux
196 HELLÉ
environs de Mj^ilène. Par une échancnire de
rochers on voyait au loin bleuir la mer. A Tombre
des mjrrtes d'Aphrodite, le chœur des vierges,
conduit par une chorège blonde, évoluait lente-
ment. Soudain, salué par l'hymne des lyres, le
grand \"ieillard Alcée sortait du bois. Il interrogeait
les vierges sur Sapho, qui, dévorée d'ennuis mys-
térieux, fuyait les temples et les places de Mytilène.
Sur im rythme lent, scandé par les lyres, le
chœur traversa la scène et disparut. Seule la
vierge Mélissa demeura près de la fontaine, in-
voquant la Naïade et murmurant des vers qui
exprimaient la douceur et le tourment d'aimer.
Comme évoqué par elle, apparut le beau chasseiu"
Phaon. Oubliant son arc, ses flèches et l'ivresse
de la poursuite, il vint se désaltérer à la source
entie les arches et les iris.
Un dialogue déhcieux s'engagea, interrompu
par Alcée, qui renvoyait la jeune fille près de
ses compagnes et emmenait Phaon.
Ce premier acte, tout parfumé de poésie antique,
disposa favorablement le public. En observ-ant
le mouvement de la salle, j'y sentis circuler cette
électricité de sympathie qui est le sûr présage du
succès.
Abritée par le grillage d'or, je cherchai des
visages connus, et, peu à peu, je découvris madame
Gérard, assise entre madame >larbov et une
HELLÉ 197
jeune femme, sur le devant d'une loge. A l'or-
chestre, mon vieil ami Lampérier causait avec
le critique d'un journal grave. Dans une avant-
scène, somptueuse comme un boudoir, des dames
agitaient des éventails et croquaient des pastilles
qu'un monsieur leur offrait dans une bonbonnière
d'or. Parmi ces dames, je devinai, d'après les
indications de Maurice, cette fameuse baronne
de Nébriant, sa cousine, dont il m'avait souvent
parlé. C'était elle, à n'en pas douter, qui occupait
le centre de la loge ; une femme assez corpulente,
qui ressemblait à un portrait de Largillière, avec
son teint fleuri d'un léger fard, ses beaux yeux
sombres, ses épais cheveux gris d'argent. Une
agrafe de diamants brillait dans les dentelles du
col ; un chiffre de diamant ornait le manche de
l'éventail tout en plumes blanches et en écaille
blonde. J'avais entendu vanter les réceptions
de la baronne, les comédies qu'elle faisait jouer
par des amateurs, et les petits livres de Pensées
et d'Impressions qu'elle pubHait chaque année, sous
des titres précieux : Papillons bleus, ou Fleurs
effeuillées.
Détourné de madame de Nébriant, mon regard
fouillait l'orchestre, les demi-cercles des galeries,
cherchant celui qui n'osait pas, sans doute, me
rejoindre : Antoine Genesvrier. Pourquoi, dans
l'entr'acte, ne venait-il pas me saluer ? Nous
iq8 HELLÉ
nous étions vus bien rarement, depuis quelques
semaines, et l'on eût dit que, par im accord tacite,
nous reculions une explication douloureuse qui
bientôt deviendrait nécessaire. Je ne pouvais pas
me dissimuler que notre sérénité fraternelle
s'altérait déjà, qu'il y avait entre nous je ne sais
quel obstacle.
J'aperçus enfin sa tête pensive qu'un secret
souci vieillissait, ses cheveux bruns, marqués
de gris vers les tempes, son vaste front, sa main
crispée sur le rebord du balcon. Et, pour échapper
au malaise qui montait d'une profondeur inconnue
de mon âme, je plongeai mon visage dans la
caresse embaumée des lilas, qui m'enveloppèrent
comme d'un subtil et jeune amour. J'entendis
la rumeur de la salle s'apaiser, l'orchestre élever
cent voix douloureuses : harpes, cors et violons
gémissaient en sourdine la mélancolie nostalgique
des vaines amours.
J'ou\Tis les yeux. Couchée sur le flanc, dans
sa longue draperie blanche, les cheveux mal
retenus par une résille d'or, la célèbre tragédienne
prêtait aux langueurs de Sapho sa plastique
superbe, l'eurythmie de ses poses, la musique
de sa voix. Le décor représentait la terrasse d'une
maison ; la lune planait au ciel crépusculaire.
Trois jeunes filles, vêtues de lin transparent,
vert, bleu, mauve, se tenaient droites et silen-
HELLÉ 199
cieuses dans un angle, entre de hautes jarres
d'argile d'où s'élançaient des lis sauvages. Un
laurier découpait sur les claires dalles de marbre
l'ombre noire et fatidique de ses rameaux. Tout
à coup, comme appelée par les flûtes invisibles,
Sapho se soulevait à demi — et c'était la délicieuse
cantilène élégiaque, les stances du souvenir,
puis le furieux transport, l'invocation à Aphrodite,
clamée d'une voix de colère et de désir, avec un
redressement du corps, un geste des bras tendus
qui faisaient éclater en bravos la salle conquise et
haletante.
En quelques minutes, Noémi Robert avait
assuré le triomphe du poète, si étroitement associé
à son triomphe personnel que ni le pubhc ni
moi-même ne distinguions plus le génie de l'in-
terprète du génie de l'auteur.
Le drame continua, mêlant aux amours de
Phaon et de Mélissa les angoisses jalouses de
Sapho, les tristesses d'Alcée. Et quand le rideau
retomba sur les imprécations de la poétesse,
éclairée enfin, ce furent des trépignements, des
rappels, une folie déchaînée et contagieuse qui
me saisit malgré moi. Prise de vertige, incapable
de maîtriser mes nerfs, je sentis couler des larmes
involontaires...
Si violente fut cette crise d'exaltation inté-
rieure que je n'entendis point s'ouvrir, puis se
200 HELLÉ
refermer, la porte de la petite loge. Une main
toucha mon épaule, un souffle brûla ma joue,
une voix frémissante appela :
— Hellé !
C'était Maurice, pâle, ému, mais rayonnant
de la double victoire que la clameur grondante
et mes larmes lui promettaient. Sans que j'eusse
rien dit, sans qu'il eût murmuré une prière, je me
trouvai dans ses bras ; la rumeur de la salle souleva
vers lui mon âme éperdue... Deux mots, un baiser,
une promesse... Ce fut tout. Nous restâmes côte
à côte, en silence, épuisés, enivrés, la main dans
la main, pendant que le rideau se relevait sur la
grève désolée de Leucade. Les flûtes pleuraient
lugubrement à l'unisson du cœiir... Alcée, Mélissa,
Sapho, tour à tour reparurent. Le drame du fatal
amour se dénoua dans la splendeur lyrique des
lamentations.
Et ce fut l'adieu de la poétesse à la terre natale,
à la douce lumière ; ce fut l'invocation à l'Éros
souterrain qui guide dans les champs d'aspho-
dèles les ombres infortunées des amants.
Une clameur triomphale salua la chute du
rideau, qui se releva plusieurs fois sur Noémi
Robert, oppressée, souriante, heureuse. Alcée
jeta enfin le nom de l'auteur à travers la tempête
des bravos, et Maurice, qui me tenait embrassée,
frémit malgré lui, dans l'ombre.
HELLE 201
Derrière nous, soudain la porte craqua. Dc-
senlacés, nous nous séparâmes, et j'aperçus Antoine
Genesvrier.
— Clairmont, dit-il, vos amis vous réclament.
On vous cherche partout. Allez jouir de votre
succès.
— J'y vais, dit Maurice, qui semblait ivre...
Adieu, Hellé, au revoir !
Il sortit. Antoine resta debout à la place qu'il
venait de quitter. Puis, le bruit décroissant, il
dit:
— Venez-vous, Hellé, avant que les couloirs
soient envahis ? Je vous accompagnerai, si vous
le permettez.
— Oui... balbutiai-je.
Il réclama à l'ouvreuse le capuchon de den-
telle, le grand manteau de satin gris. Je pris
le bouquet de Maurice, et je suivis Genesvrier
à travers les couloirs.
L'air glacé, me frappant au visage, calma la
fièvre qui me brûlait. Assise près d'Antoine,
dans la voiture, je m'efforçai de parler sur un
ton aisé et naturel, vantant le drame et l'ad-
mirable interprète. Il approuvait par mots brefs.
Le fiacre tourna dans une ruelle obscure ; — et
soudain j'eus le pressentiment, la certitude,
qu'Antoine savait tout, qu'il allait parler.
— Ma chère Hellé..., commença-t-il.
202 HELLÉ
Sa voix altérée m'était douloureuse à entendre.
Il soupira profondément, et, par un effort qui
le déchirait :
— Hellé, fit-il, mon enfant, j'ai deux mots
à vous dire, deux mots seulement. Je voulais
attendre à demain... Ce me serait trop pénible...
Ne tremblez pas, Hellé ; je ne veux ni vous blesser,
ni vous attrister. Ce qui est arrivé devait arriver ;
je ne me plains pas.
— Antoine, je vous jure...
— Non, non, ne parlez pas... Vous n'avez
pas besoin de vous défendre, ni de rien expli-
quer... C'était fatal, vous dis- je... Je m'y atten-
dais, depuis quelque temps... Non, Hellé, ne
dites rien.
L'ombre me cachait sa souffrance stoïque et
lui dérobait mon émoi, mon remords. L'odeur
des lilas flottait, ironique et douce.
— Vous n'aviez rien promis. Vous étiez libre.
Votre cœur a parlé. Suivez son vœu. Que vous
offrais-je, moi. Folie, folie ! J'aurais dû penser
à mes cheveux qui grisonnent, à l'austérité de ma
vie, dont s'est effrayé l'amour. Ainsi chacun a
son heure d'illusion et de faiblesse.
— Je vous fais du mal, dis- je dans un sanglot.
— Ne pleurez pas, chère petite, dit-il avec
douceur. Comme je vous aimais hier, comme
je vous aime aujourd'hui, éternellement je vous
HELLÉ 203
chérirai. Mon cœur n'est pas de ceux qui chan-
gent... Mais ne craignez pas que je me laisse
emporter à quelque folie de désespoir. Je vais
souffrir. Je me créerai des devoirs aussi grands
que ma douleur... Et maintenant qu'il ne soit
plus jamais question de ces choses.
— Antoine, suppliai-je, je vous verrai encore?
Vous resterez mon ami ?
— Votre ami, toujours. Mais laissez-moi le
temps de me calmer et de me reprendre... Plus
tard nous nous reverrons, chère Hellé.
Je pressai sa main sans répondre. La voiture
s'arrêtait. Je descendis.
XXII
Le soleil, frappant à revers les rideaux de
Jouy bleu et blanc, emplissait ma chambre d'un
frais demi-jour azuré où tremblaient des flèches
de lumière. Je m'éveillai. Lasse, le front lourd
de migraine, j'avais seulement conscience d'avoir
pleuré longtemps et de m' être endormie tard,
d'un sommeil trouble.
Je sonnai. Babette entra, apportant des lettres
et des journaux.
Le souvenir me revint, dans l'invasion brusque
du jour.
« Grand, très grand succès... Un poète se révèle...
Une gloire de demain... Un chef-d'œuvre qui
promet d'autres chefs-d'œuvre... »
Sur ce thème, chaque critique, suivant son
tempérament et son humeur, brodait Téloge
de Maurice, les louanges à Noémi Robert, des
prophéties, des conseils, des félicitations. L'Écho
du Jour consacrait, en première page, un long
article au jeune triomphateur, rappelait la date
HELLÊ 205
de sa naissance, ses amitiés, ses parentés, son
voyage byronien... On ajoutait même que Maurice
Clairmont avait débuté dans le monde sous les
auspices de sa belle cousine, la baronne de Né-
briant ; qu'il avait lancé, le premier, la mode
des œillets jaunes... On n'oubliait point de décrire
son beau type « d'Espagnol mêlé de Maure, ses
cheveux indomptés, ses yeux bleus, doux comme
des yeux de femme. »
Cette littérature m'étonna. Je la trouvais un
peu ridicule. Je revins aux articles de critique
sérieuse. Un seul journal apportait une note
discordante :
Certes, nous saluons en M. Clairmont un maître ouvrier du
rythme, un artiste habile à adapter son œuvre au génie particu-
lier d'une interprète qui saurait, au besoin, transfigturer le
médiocre. Sapho est im spectacle attrayant, que les amis de
l'autevu:, les demi-lettrés, les mondains, qualifieront de sublime.
Les décors sont merveilleux ; les esclaves de Sapho, sur la
terrasse, semblent habillés par Alma-Tadema. La musique est
si tendre, si lascive !... Mais les décors, les costumes, la musique
même, contribuent parfois à égarer le jugement des spectatemrs.
Moi-même, je n'ai pu me défendre contre leur enchantement.
J'ai failli croire que cette Sapho était un chef-d'œuvre !... Le
rideau tombé, je me réveille, je me ressaisis. Je reconnais les
divers éléments qui composèrent mon plaisir et mon illusion.
Je vois, hélas ! les trucs, les ficelles, les artifices. Sapho, un chef-
d'œuvre?... Dites une série de tableaux vivants accompagnés
de commentaires poétiques et musicaux !... M. Clairmont n'a
rien ajouté à l'Art, rien révélé, sauf une virtuosité incomparable
et, je le répète, im sens extraordinaire de la puissance des gestes,
des formes, des mots.
2o6 HELLÉ
« Jalousie ! & pensai- je, ébranlée malgré moi dans
ma confiance et ne voulant point approfondir mon
jugement.
Les yeux clos, la tête renversée sur l'oreiller,
je revécus la soirée triomphale. Et le souvenir du
baiser de la veille acheva de dissoudre le malaise,
le remords, qui avaient causé mes larmes de la nuit.
Je me persuadai qu'Antoine, n'éprouvant qu'une
passion intellectuelle, se guérirait aisément. Le
travail, l'action, le combat pour ses idées le con-
soleraient bientôt...
XXIII
Je me souviens comme d'un rêve de ces premiers
temps de nos fiançailles.
Une révolution s'était faite dans ma vie. L'an-
cien cadre subsistait encore, mais l'amour y pro-
jetait une lumière nouvelle, et des personnages
nouveaux s'y agitaient.
Avec une fierté maternelle, madame Marboy
m'avait présentée à madame de Nébriant. La
baronne m'ouvrit ses bras. Je devinai en elle une
bonne personne, si parfaitement convaincue de
sa supériorité qu'elle imposait parfois sa con-
viction. Elle avait des restes de beauté, de la verve,
de la grâce, et cette singulière aptitude d'attache-
ment et de détachement qui multiplie les amitiés
et adoucit les ruptures. Son existence était celle
d'une comédienne qui, par un miracle d'auto-
suggestion, ne connaîtrait d'autre réalité que la
réalité momentanée de chaque rôle.
Le mariage de Maurice lui offrait, justement,
l'occasion d'un rôle nouveau. La baronne me con-
2o8 HELLÊ
sidéra comme son bien propre. Quelques jours
après les fiançailles, elle vint chez moi, elle inspecta
la maison, le jardin, le mobilier, avec une petite
moue.
— Vous n'allez pas garder ces vieilleries, mon
enfant ?
— Excusez-moi de les aimer, madame. Elles me
rappellent de chers souvenirs.
Madame de Nébriant était de ces gens qui ne
veulent pas se souvenir, par principe.
— Eh bien, dit-elle, vous enverrez tout cela dans
votre château !
— La Châtaigneraie n'est pas un château.
C'est une modeste maison de campagne.
— Je m'occupe de vous trouver un hôtel à Passy,
dit la baronne, sans paraître avoir entendu cette
réflexion ; Maurice désire vous installer dans un
joli home, décoré et meublé au goût du jour... Je
pourrai vous donner ma femme de chambre, si
vous n'avez personne en vue. C'est une an-
glaise; elle coiffe dans la perfection... Maintenant,
ma petite Hellé, il faudrait fixer la date du
mariage.
— C'est que... mon deuil est bien récent.
— Un deuil d'oncle n'est pas im deuil de père,
soit dit sans froisser vos sentiments que je respecte
fort. Vous vous marierez sans fracas dans l'inti-
mité. Rien qu'un dîner chez moi, le soir du contrat.
HELLÊ 209
et un lunch après la cérémonie. Nous n'aurons que
des amis, une centaine de personnes.
— Dans l'intimité !
— Eh ! mon enfant, tout est relatif. Ne vous
imaginez pas que votre vie de jeune femme puisse
ressembler à votre vie de jeune fille. Vous devez
vous montrer dans le monde, recevoir, ne point
paraître cloîtrer votre grand homme. Il faut
songer aux intérêts de votre mari... Je vous
emmène, allons.
Ce dialogue, qui se renouvelait à chaque visite
de la baronne, ne tarda pas à me devenir fasti-
dieux. L'extrême simplicité de mes habitudes me
donnait peu de besoins, et l'obligation d'une vie
affairée, compliquée de mille soucis frivoles,
m'effrayait et m'agaçait quelquefois. Mon oncle
m'avait appris la nécessité de la vie intérieure où
se fortifient, en se concentrant, toutes nos puis-
sances de pensée et d'amour. Il m'eût été doux de
continuer cette vie, que le bonheur nouveau faisait
plus intime encore et plus exquise. Mais il semblait
toujours que le temps nous manquât. Maurice
avait mille choses à me raconter qui ne nous con-
cernaient ni l'un ni l'autre, mille démarches à
faire qui n'intéressaient point notre amour. Les
représentations de Sapho, les préparatifs de notre
future installation, les multiples devoirs d'un
homme à la mode absorbaient sa vie. Il attachait
210
HELLÊ
une grande importance à des choses que je jugeais
secondaires et dont il me montrait l'utilité.
« Quand nous serons mariés, me disais- je, je
ferai sentir à Maurice qu'il faut réagir contre cette
invasion des étrangers dans notre existence.
Madame de Nébriant compte diriger notre vie ;
elle se trompe étrangement, je ne tiens guère à ces
fêtes d'orgueil qu'elle me fait entrevoir, et je crains
même que Maurice ne se livre trop aisément aux
importuns. L'homme que j'aime en lui, c'est le
poète, ce n'est pas l'élégant Parisien, le héros du
jour... »
J'aurais bien voulu expliquer cela à madame
de Nébriant, mais elle était incapable de com-
prendre. Maurice, quand j'essayais une gronderie
tendre, haussait les épaules et souriait.
— Pourquoi vous plaindre, disait-il, de ce qui
ferait l'orgueil d'une autre femme ? Le ruban rouge,
le persil académique ont peu de prestige à vos yeux.
Mais croyez- vous que je sois prêt à verser des
larmes heureuses sur le « signe de l'honneur &,
comme disent les instituteurs de province et les
capitaines d'habillement ! Croyez- vous que je
sois tourmenté de la folle envie de m'habiller en
général malgache pour distribuer des prix de vertu,
en séance solennelle ?
Je riais malgré moi :
— Vous raillez peut-être vos plus chers désirs...
HELLÉ
211
Oh ! certes, le niban rouge et le persil académique,
c'est démodé, c'est un peu ridicule... Cependant.
— Cependant, tout le monde est décoré, et
presque tout le monde entre, ou manque d'entrer
à l'Académie... Il faut bien faire comme tout le
monde... Le ruban rouge c'est le bachot de l'homme
de lettres... Ça ne prouve rien, mais ça coûte si
peu, et ça fait tant plaisir aux familles !
Il ajoutait d'un ton sérieux :
— Que vous importe tout cela, chère Hellé !
Aimez-moi comme je vous aime... Que je sois
admiré, redouté, recherché, jalousé, — je n'en aurai
que plus de joie à me sentir votre bien.
XXIV
Un après midi, j'attendais madame de Xébriant
et Maurice. Ils avaient découvert, à Auteuil, un
petit hôtel qui leur plaisait beaucoup et que je
devais visiter avec eux.
Nous ne pouvions plus faire un pas maintenant,
sans l'indispensable baronne, dont Maurice ac-
ceptait bénévolement l'intrusion dans tous nos
projets. Depuis que nous étions fiancés, il s'aper-
cevait que ma situation de jeime fille à peine ma-
jeure, vivant seule, sortant librement, recevant des
célibataires, — pauvres Lampérier et Grosjean ! —
pouvait paraître singulière. Il n'osait sortir avec
moi, de peur de me compromettre, et mesdames
Marboy et de Nébriant, approuvant ses scrupules,
se mettaient sans cesse entre nous. J'avais eu beau
leur expliquer que je me moquais du préjugé
français, que je ne dépendais que de moi-même et
que j'avais l'âge de raison, elles s'efforçaient de
me reconquérir à leurs idées, eUes essayaient de
combattre le fâcheux et choquant effet d'une
HELLÉ 213
éducation anormale. Leurs petites critiques, à
travers moi, atteignaient mon oncle, et souvent
j'étais prête à riposter en citant l'exemple des
jeunes filles du monde, élevées selon les communs
principes et qui conciliaient les convenances avec
des curiosités sournoises et des flirts à peine
cachés. Ma vie était claire et franche comme mon
âme, et je supportais mal l'injure de la surveillance
qu'on m'imposait.
Depuis que j 'avais été présentée à la marquise de
X... et à la comtesse de Z..., il m'avait fallu boule-
verser toutes mes habitudes. Mon humeur, mon
amour même en sonlifraient. J'étais comme une
plante de plein air transportée dans une atmosphère
factice, dans un sol artificiel. Et j'avais envie de
dire à Clainnont : « Ce n'est point ici ma place. Je
vous épouse, mais je n'épouse pas ces gens qui
semblent inséparables de vous. Nous perdons les
plus beaux de nos jours à écouter des fadaises,
à nous composer une attitude guindée devant des
indifférents. Vivons à notre guise, laissons jaser
ceux qui n'ont rien à faire de plus important et
soyons nous-mêmes, et non ce monsieur et cette
demoiselle quelconques que nous sommes de-
venus. »
Je ne réussissais pas toujours à cacher mon im-
patience. Maurice s'en étonnait ; il réclamait des
explications ; l'entretien, gaiement commencé.
214 HELLÉ
finissait par une querelle. Nous nous quittions
presque brouillés. La réconciliation ne tardait
guère ; mais, chaque jour, je m'attristais de dé-
cou\Tir en Maurice une certaine faiblesse de carac-
tère, des opinions flottantes, une répugnance à
déclarer son sentiment et à prendre parti. S'il
n'avait pas eu le charme inexprimable, l'esprit, la
grâce câline, le prestige de sa jeune renommée et
de son talent, n'aurais-je pas entrevu, déjà, l'abîme
qui séparait nos âmes, l'abîme où notre amour
pourrait sombrer ?
Maurice m'avait annoncé qu'il précéderait
madame de Xébriant. Il arriva de bonne heure rue
Palatine et me fit une longue description de
l'hôtel que nous devions visiter.
— Je suis certain que votre futur logis vous
plaira, me dit -il. Imaginez un bijou de pierre blanche
et de brique rose, dans un bouquet de verdure.
Deux étages seulement. En bas, le grand et le petit
salon, la saUe à manger ouvrant sur la serre en
rotonde. Au premier, les chambres, le billard, mon
cabinet de travail. Plus haut, un certain nombre
de petites pièces dont vous déterminerez la desti-
nation... La semaine prochaine, nous commencerons
à nous occuper du mobiher.
— Vous me permettrez de garder quelques-uns
de ces meubles que votre cousine appelle des
vieilleries ?
HELLÉ 215
— Quelques-uns, oui. Ce secrétaire, par exemple,
et le salon Empire dont on renouvellera les étoffes.
L'Empire est fort à la mode, aujourd'hui. Vous
enverrez le reste à la campagne...
— Mais la bibliothèque...
— La bibUothèque aussi. Elle est composée
d'ouvrages trop spéciaux. Ce serait un encom-
brement... Que cherchez- vous ?
— Je regarde ces choses aimées, familières, qui
contiennent un peu de ma vie. Pourquoi ne voulez-
vous pas garder ce pavillon ? Nous y serions très
bien.
— Êtes- vous assez bizarre, Hellé ! Vous avez des
goûts de janséniste... Pourquoi ne pas me proposer
un logement comme celui de Genesvrier, dans xme
maison de petits rentiers et d'employés, dans un
quartier mort ?
— Le logis d'Antoine Genesvrier n'a rien de
déplaisant, et je m'en contenterais si vous y deviez
faire des chefs-d'œuvre.
Il songea, un instant.
— Vous êtes allée souvent chez Antoine Genes-
vrier ?
— Mais oui.
— Avant la mort de votre oncle ?
— Avant et après.
— Seule, alors ?
— Oui, seule. Quel mal y voyez-vous ?
2i6 HELLÉ
— Aucun mal, répondit-il sans sincérité. i\Iais
dites, Hellé, pourquoi Genes\T-ier ne vient-il plus
ici depuis nos fiançailles ?
— Il craint d'être importun... Et puis il est très
occupé. Il va organiser des conférences populaires.
— Pour répandre ses utopies ! Si ses conférences
ressemblent à ses articles, elles auront un succès
d'ennui.
— Vous êtes sévère !
— Oh ! je connais votre sympathie pour Genes-
vrier.
— Je ne la cache point.
— Quand nous serons mariés, Hellé, et que
vous aurez vu le monde et acquis plus d'expérience,
vous sentirez la vanité de ces beaux rêves et le
ridicule de ces grands mots.
— Je ne crois pas.
— Est-ce que... mais vous ne me répondrez
point franchement.
— Je ne mens jamais.
— Eh bien... est-ce que Genesvrier n'a pas été...
n'est pas encore amoureux de vous ?
Je rougis.
— Ah ! vous êtes déconcertée, Hellé !
— Je ne vous comprends pas, répondis-je en
relevant la tête. Je n'ai rien à me reprocher. Il
est vrai que monsieur Genesvrier avait songé à
moi... Oui, il m'avait exprimé ses sentiments de
I
HELLÉ 217
respectueuse tendresse. Mais je ne m'étais pas
engagée à lui. Vous êtes entré dans ma vie... An-
toine a compris que j'étais attirée vers vous, et il
s'est retiré spontanément. Mon amitié pour lui
demeure intacte. Comme vous êtes sombre, Mau-
rice ! Il n'y a dans cette confidence rien qui puisse
vous offenser.
— Elle vient trop tard.
— Maurice, dis- je avec douceur, la jalousie que
vous laissez percer est tout à fait puérile, indigne
de vous et de moi. Si je n'ai pas parlé plus tôt,
c'est que cet aveu me paraissait inutile. Je croyais
avoir votre confiance comme vous avez la mienne.
Vous ai-je demandé compte de vos actions passées,
de vos anciennes amours ? Il y a un nom de femme
sur la première page de vos poèmes. Je ne vous en
ai point parlé par un sentiment de délicatesse
discrète.
— Ce n'est pas la même chose.
— C'est pire. Cette... Madeleine était votre
maîtresse, tandis que Genesvrier n'était pour moi
qu'un ami.
— Une maîtresse compte peu ou pas dans la
vie d'un homme ; la moindre imprudence compro-
met une jeune fille. Vous receviez Genesvrier, vous
alliez chez lui, seule...
— Maurice, vous saviez que j'étais libre et in-
différente aux préjugés. Vous m'avez aimée et
2i8 HELLÉ
choisie en connaissance de cause. Si vous êtes à ce
point respectueux des conventions, il fallait chercher
une fiancée dans votre monde, une ingénue
moderne, habile au flirt qui ne compromet point.
Il ne répondit pas. Babette entrait.
— Mademoiselle... Marie est là, avec son bébé.
Pouvez- vous la recevoir ?
— Certainement.
Marie Lamirault, toute vêtue de noir, montra
son fin visage qu'un sourire timide éclairait.
Elle portait le petit Pierre, brun comme elle,
frais et fort.
J'embrassai l'enfant, que je n'avais pas vu
depuis plusieurs semaines. Marie m'annonça qu'elle
avait achevé les broderies que je lui avais com-
mandées pour mon trousseau. J'ouvris le secré-
taire et j'y pris quelques pièces d'or que je lui remis.
— Je prierai mademoiselle de penser à moi,
reprit-elle après m' avoir remerciée. Mademoiselle
devait parler à une dame... C'est que l'ouvrage ne
va pas fort en ce moment.
— Comptez sur moi, ma bonne Marie... J'ai en-
core du travail à vous donner.
Elle me tendit un petit paquet enveloppé de
papier gris.
— Je suis allée chez monsieur Genesvrier,
ce matin. Il m'a priée de porter ce livre à mademoi-
selle.
HELLÉ 219
— Est-ce qu'il y a une réponse ?
— Je ne sais pas.
Sous l'œil inquiet ' de Maurice, je déchirai le
papier gris. Il contenait un livre, le Pauvre, tout
fraîchement imprimé.
— Dites à monsieur Genesvrier que je le
remercie et que je lui écrirai.
Maurice tapotait la table, du bout de ses doigts
nerveux.
— Qu'est-ce que cette femme ? dit-il quand
Marie fut partie.
— C'est une excellente ouvrière que je fais
travailler... Je vous ai parlé d'elle...
— Je ne me souviens pas.
— Marie Lamirault.
— Cette fille qui est toujours fourrée chez votre
ami Genesvrier ?
— Cette fille, elle-même, dis-je, blessée du ton
agressif de Clairmont. Elle est très courageuse et
très estimable.
— Elle a un enfant naturel.
— Oui.
— Étrange compagnie pour vous, une jeune
fUle.
— Maurice, dis-je avec fermeté, vous êtes acerbe
et malveillant. Je vous prie de m'épargner des
réflexions qui m'affligent.
Il se mit à feuilleter le volume que j'avais
220
HELLÉ
laissé à la portée de sa main ; puis, d'un air
dégoûté et dédaigneux, il le referma. La voix
aiguë de madame de Nébriant résonnait dans
l'antichambre...
L'hôtel d'Auteuil était charmant, en effet, et le
babillage de la baronne, la discussion des divers
modes d'aménagement dissipèrent les nuages
accumulés sur le front de mon fiancé. C'était une
claire journée de février, et nos yeux s'enchan-
taient de l'azur pâle du ciel, du glauque azur du
fleuve aperçu derrière les jardins et les villas qui
bordent l'avenue de Versailles. Dans cette Irunière
à peine vibrante, les lointains apparaissaient plus
nets, le gris violacé des coteaux de Meudon semblait
tout proche, et l'arcade blanche du viaduc, les
coques mobiles des bateaux, les vêtements bleus et
les ceintures rouges des ouvriers qui travaillaient
sur l'autre berge, près des petits peupliers grêles,
formaient mille taches colorées, amusantes, qui
distrayaient le regard. Maurice y trouva l'occasion
d'une tirade sur ce qu'il appelait « le pittoresque
industriel i>. Mais je souriais péniblement ; j'avais
un poids sur le cœur.
Nous revînmes tout droit chez la baronne, et
jusqu'au dîner, elle m'assourdit de ses propos.
Une dizaine de personnes arrivèrent avant huit
heures, et durant tout le repas, puis toute la soirée
HELLÉ
221
on parla modes, sports, scandales, menus potins du
Tout-Paris.
J'écoutais, je regardais. Que faisais- je parmi
ces gens qui n'avaient avec moi aucune idée,
aucime sympathie commune ? Maurice, élevé
parmi eux, pareil à eux sous certains rapports,
pouvait ne pas sentir, comme moi, leur médio-
crité brillante. Ah ! le jardin de la Châtaigneraie,
les calmes soirs de la rue Palatine, la bibliothèque
paisible, les heures de causerie et de lecture
avec Antoine... C'était le passé, tout cela. J'étais
vouée à la vie des salons, prise dans l'engrenage
imprévu où Maurice m'avait jetée, dont il ne
me sauverait pas. Et pour la [première fois
la terreur d'un malentendu entra dans mon
âme.
J'observai mon fiancé. Malgré ses qualités ai-
mables, qu'il était différent du Clairmont que
j'avais entrevu, naguère, et qui n'existait sans
doute que dans mon imagination ! Il m'avait
séduite par une attitude héroïque qui était une
attitude seulement. C'était un bon garçon, un
peu snob et très habile, que toutes les femmes
adoraient... Il m aimait, je l'aimais. Que deman-
dais-je de plus ? A vais- je le droit de me montrer
si difficile ?
Je rentrai chez moi plus triste encore. Avant
de m 'endormir, j'écrivis ce billet :
222
HELLÉ
« J'ai reçu votre livre, mon cher Antoine. Je
ne veux pas le lire tout de suite, car tout loisir
me manque, et je tiens à lire le Pauvre attenti-
vement, pieusement. Je vous écrirai ensuite.
« Il y a presque deux mois que je ne vous
ai vu. Pourquoi ? Mon amitié pour vous reste la
même. Croyez- vous donc que l'amour et le ma-
riage feront une ingrate de votre Hellé ? &
XXV
Antoine répondit aussitôt :
« Je ne vous oublie point, chère petite amie,
et bien souvent j'ai souhaité vous voir. Mille im-
périeuses raisons me retiennent loin de vous,
pour le moment. N'attendez pas que je vous les
expose : vous les devinerez en réfléchissant un
peu.
<! Je suis très occupé et par ma Revue et par
les conférences dont je vous ai parlé. Un groupe
de jeunes gens, écrivains, artistes, s'est pris d'un
bel enthousiasme pour mon projet et s'offre à
me seconder généreusement. J'espère que nous
aurons plusieurs salles de mairies à notre dis-
position. Notre public sera tout populaire, et
notre programme, très beau, très simple, aura,
je crois, grand succès. Il s'agit de faire des lec-
tures, de réciter des vers, de jouer et de chanter
des fragments d'opéras et de symphonies célèbres,
en les accompagnant d'un commentaire bref,
clair et intéressant. Cela peut contribuer à la
224 HELLÊ
future éducation esthétique du peuple, trop négli-
gée aujourd'hui. Votre oncle, assurément, eût
encouragé notre initiative.
«Je suppose que l'époque de votre mariage
approche. Marie m'a dit que vous alliez beau-
coup dans le monde et que vos devoirs de fiancée
vous laissent peu de loisirs. Pourtant n'oubHez pas
dans votre vie nouvelle, les autres devoirs que
vous remphssiez si bien. Restez généreuse et com-
patissante, avec ces belles facultés d'enthou-
siasme et d'indignation que le cant mondain ré-
prouve et qu'il tentera de détruire en vous. Je
sais que votre influence sera excellente sur Clair-
mont : vous le rendrez meilleur et plus grand.
«Je vous parle sans amertume, Hellé. Si j'ai
souffert par vous, j'ai tâché que ma peine me
fût bonne et ne déposât point dans mon cœur
l'ignoble Ue d'un injuste ressentiment. Je garde
l'espoir de ne pas vous avoir été inutile en vous
révélant des aspects de la \àe que vous eussiez
toujours ignorés. Si vous demeurez digne de vous-
même, je ne me plaindrai pas.
« Nous nous reverrons, plus tard, quand le
temps aura achevé son œuvre — non de des-
truction, mais d'apaisement. Adieu, Hellé, soyez
heureuse, soyez aimée, comme vous méritez de
l'être, et pensez quelquefois à votre fidèle
« Antoine Gènes vrier. ?>
HELLÉ 225
La lettre d'Antoine tremblait dans ma main...
« Il a souffert par moi, me disais-je, et il l'avoue
sans aigreur. Sa grande âme ne connaît point la
rancune, ni la jalousie, et l'unique souci qui le
tourmente est celui qui hanta mon oncle au lit de
mort. Tous deux, qui m'ont tant aimée, formèrent
en me quittant le même vœu : « Reste toi-même,
garde haut ton cœur, Hellé ! &
« Je comprends maintenant la sympathie qui
les rapprocha, eux, si différents. Ils plaçaient au-
dessus de tout la beauté, non la beauté plas-
tique, non pas même la beauté artistique, mais
la beauté morale, le juste, le bien. Tous deux
également tentèrent d'incarner leur rêve en moi.
Mon oncle, dans l'exaltation de sa tendresse, me
vouait à l'amour d'un héros : «celui qui a su
« vivre une vie supérieure et créer en soi-même
« un demi-dieu... & Hélas ! il n'y a plus de héros,
et je n'ai pu aimer qu'un homme. C'est peut-être
parce qu'une éducation exceptionnelle a préparé
mon cœur pour une passion dont l'objet n'existe
pas que je méconnais les bienfaits de la vie. Le
fruit délicieux de l'amour, à peine goûté, me laisse
aux lèvres im goût de cendre.
« Pourquoi ne suis- je point pareille aux jeunes
filles de mon âge et de mon temps? Ce qui fait
leur orgueil a peu de prix pour moi, et j'ai des
exigences, des ambitions qu'elles trouveraient
8
226 HELLÉ
inouïes. J'étouffe dans Tair qui suffit à leurs
délicats poumons. En pleine fête d'amour, j'ai le
vertige du vide. J'avais cru que l'amour con-
tenait l'infini, qu'il mettait en action toutes les
énergies de l'âme. Mon âme est inerte et glacée.
Suis-je donc incapable d'aimer? J'ai un cœur,
pourtant. J'ai compati, j'ai pleuré devant la
douleur des autres. Je me suis émue en pressant
le petit enfant de Marie dans mes bras. Je ne
suis pas une froide statue. &
Des larmes mouillaient mes cils. Vainement
j'évoquais le souvenir de Maurice, perpétué au-
tour de moi par les corbeilles ot^ chaque matin,
s'épanouissaient de nouvelles fleurs. Vainement,
je voulais revivre la minute du premier baiser,
le chœur des acclamations saluant nos fiançailles
dans l'ombre de la petite loge. Que Maurice, alors,
me semblait grand ! Mais un maléfice paraissait le
diminuer chaque jour, le ravalant au niveau
banal des autres hommes. Et j'avais l'atroce sen-
sation de l'erreur, de l'isolement. Je me sentais
seule au monde.
« Je vaincrai cette ridicule nervosité ! pensai-
je en essuyant mes yeux. Il y a deux jours que je
n'ai vu madame Marboy. Je vais aller chez elle.
La marche et la conversation changeront mon
humeur. »
Ma vieille amie, un peu souffrante, venait de
HELLÉ 227
se mettre au lit. Elle me reçut dans sa chambre
qu'emplissait une odeur d'éther. Je m'assis à
son chevet, et j'essayai de causer de choses in-
différentes. Ma mélancolie se trahissait malgré
moi.
— Madame de Nébriant ^ort d'ici, me dit
madame Marboy. Elle était venue pour m'in-
viter au grand dîner qu'elle donnera, la semaine
prochaine, en votre honneur. Mais je n'y pour-
rai assister, ma petite Hellé. Le docteur m'in-
terdit formellement les veilles.
— Quel dommage ! Je serai seule.
— Seule, avec Maurice et madame de Nébriant,
sans compter les convives ?
Je ne répondis pas.
— Approchez votre joli visage... Mais qu'y a-t-
il ? Vous avez pleuré, Hellé ?
Elle sourit.
— Une querelle d'amoureux, une pluie de
printemps. Je m'en doute.
— Vous avez vu Maurice ?
— Ce matin.
— Il s'est plaint de moi ?
— Mais non, mais non, il ne s'est pas plaint
de vous. Il a seulement exprimé son chagrin de
vous voir nerveuse et susceptible, vous dont le
caractère égal nous enchantait.
— Il m'a affligée.
228 HELLÉ
— Comment ?
Je ne voulais pas parler d'Antoine. Je racon-
tai seulement notre discussion à propos de Marie
Lamirault.
— Je suppose que vous m'approuvez ?
Elle hésita et répondit enfin :
— Je vous comprends, mais je comprends
aussi Maurice. Il n'a pu voir dans votre intimité,
sans répugnance, une personne dont vous ex-
cusez trop aisément la vie irrégulière et la mater-
nité illégitime.
— ]\Iarie Lamirault est une honnête femme, et
monsieur Genes\Tier...
— Antoine a eu grand tort d'introduire cette
fille chez vous. Mademoiselle de Riveyrac peut
secourir Marie Lamirault ; elle ne doit point la
recevoir, ^^ous méprisez l'opinion ; vous raillez
les convenances mondaines ; et vous oubliez que
vous n'êtes plus hbre ! Vous avez mené, jusqu'à
présent, une existence anormale et tout excep-
tionnelle. N'espérez pas continuer cette existence
en y associant votre fiancé. S'il vous faut sacrifier
des habitudes, des préférences, des affections
même que Maurice ne saurait approuver, n'hésitez
pas, ma petite amie : sacrifiez le passé à l'avenir.
— Maurice me connaissait. Il devait prévoir...
— Eh ! ma fille, vous connaissait-il tant que
cela, et le connaissiez-vous vous-même? Votre
HELLÉ 22g
cas, que j'ai observé, est identique à celui de
tous les fiancés. On s'éprend, on s'engage, on
s'épouse, et c'est après le mariage que les âmes
s'éclairent, s'expliquent et que naît le véritable
amour.
— Alors vous pensez que notre affection n'est
pas V amour?
— C'est la promesse de l'amour, ma chérie.
— Et si nous nous apercevons, après, que nous
avons commis une irréparable erreur ?
— Il n'y a pas, entre honnêtes gens, d'er-
reurs irréparables. Quelques petits sacrifices réci-
proques, la bonne nature et l'habitude arrangent
tout. Mais je vous en prie, Hellé, au nom de votre
bonheur futur, défaites-vous de ces idées qui,
amusantes, excusables chez la jeune fille, seraient
intolérables chez la jeune femme. On vous a
élevée comme un garçon très intelligent, dans
une liberté qui convient au caractère viril et ne
s'allie pas avec la réserve et la soumission fémi-
nine. Vous êtes capable de profondes affections,
mais vous n'êtes pas sentimentale. Votre oncle
s'en faisait gloire, Maurice en souffrira.
— Ce qui prouve que nous ne sommes pas
faits l'un pour l'autre !
— Maiâ si. Seulement, Hellé, vous êtes trop
chimérique. Antoine Genesvrier a eu une mau-
vaise influence sur vous.
230 HELLÉ
— Vous aussi, vous le blâmez ?
— J'estime ses qualités, mais je trouve qu'il
est un étrange directeur moral pour une jeune
fille. Il vous souffle son mépris des usages, son
esprit de révolte, son indomptable orgueil. J'ai
été charmée que Maurice vous épousât : c'est le
salut pour vous.
— En vérité, chère madame, je ne vous com-
prends pas.
— Hellé, j'ose vous parler franchement, parce
que je vous aime. Eh bien, croyez-moi, vous
êtes mal préparée à la vie conjugale. L'existence
de la femme est toute de douceur, de sacrifice,
de soumission. Plierez-vous votre fierté à ces
abaissements? Saurez-vous effacer votre person-
nalité dans l'amour ?
— Mais à quoi bon ? m'écriai- je. Et quel étrange
idéal d'amour propose-t-on à la femme? Pour-
quoi doit-elle plutôt que l'homme se briser,
se sacrifier? Pourquoi effacerais-je ma person-
nahté dans l'amour? Celui qui méconnaîtrait la
justice au point de m' imposer un suicide intel-
lectuel serait un tjnran ou un imbécile : en aucun
cas, je ne saurais l'aimer. Je ne veux ni me sacri-
fier, ni sacrifier mon mari. Nous devons nous
efforcer de réaliser ensemble une vie harmonieuse
en nous respectant, en nous aidant, en nous com-
plétant. Je hais l'effroyable égoïsme qui se cache
HELLÊ 231
sous la galanterie hyperbolique de certains hommes,
et je plains les femmes qui le subissent par vanité
ou par lâcheté.
— Ah ! vous êtes bien la femme des temps
nouveaux ! Vous parlez comme parlait Antoine.
— Je mets au-dessus de tout l'héroïsme volon-
taire, mais le sacrifice s'ennobht par son but. Je
risquerais ma santé, ma beauté, ma vie pour
sauver d'un danger l'homme que j'aime. Mais
sans autre nécessité que celle de ménager le
monde et de flatter les préjugés de mon mari,
j'irais mentir à mes croyances, approuver l'injuste
et le médiocre?... Non, cela n'est pas mon devoir.
— Vous êtes une révoltée, ma pauvre fille.
La vie vous pliera et vous brisera.
— Maurice vous a fait des confidences ? Il est
inquiet, il est déçu... Je vous en supplie, dites-
moi la vérité !
— Maurice pense absolument comme moi.
— Eh bien, je m'en expliquerai avec lui. Il le
faut.
C'ÉTAIT un des fameux dîners unicolores, mis à
la mode par madame de Xébriant. Il y avait
eu le dîner bleu, pour les poètes ; le dîner vert,
pour les peintres ; le dîner mauve, pour les musi-
ciens. Le dîner auquel j'étais conviée et qui de-
vait remplacer la fête des fiançailles était rose en
mon honneur.
^lon deuil et plus encore mon désir nettement
exprimé avaient obligé la baronne à restreindre
le nombre de ses convives : douze couverts seule-
ment dans la salle à manger que nous admirions
du salon, par la grande baie vitrée à petits car-
reaux Louis XVI, en attendant le Ministre, M.
Rébussat. Décorée, cette saUe, et meublée à la
mode anglaise, avec une profusion de boiseries
blanches, de glaces, de grès flammés et verreries
au ton d'onyx. La nappe ouvrée de point de
Venise était posée sur une nappe de soie rose,
comme la cire des bougies, la mousseline des
petits abat- jour, les gros nœuds de moire dressés
HELLÉ 233
parmi les orchidées du surtout. La lumière élec-
trique, aux quatre angles du plafond, se tamisait
suavement à travers le crêpe de grands pavots
pâles. Et ces roses impondérables, mats et cha-
toyants, des soies, des fleurs, de l'atmosphère
même, colorée par le jeu des clartés, cette sym-
phonie qui allait du pourpre tendre au rose à peine
nuancé des chairs de blonde, n'offusquait le re-
gard par aucune note discordante. Madame de
Nébriant avait su éviter le danger du mauvais
goût qui menace ces fantaisies. Vêtue d'une si-
marre de velours blanc, elle recevait les félicita-
tions avec un plaisir visible.
— Direz- vous encore que vous êtes indifférente
au luxe, Hellé ? demanda Maurice, un peu ironi-
quement. Avouez que cette fête des yeux vous
a séduite. Où sont les meubles de sapin et les
murs blanchis à la chaux que vous célébriez sur
un mode lyrique, l'autre jour ?
— J'admire le luxe quand il devient un art,
mais je puis m'en passer. Les roses de quatre sous
valent les orchidées de cinq francs. Je vous assure
que la vieille bibliothèque de la Châtaigneraie,
avec ses hautes fenêtres, ses meubles lourds et
luisants, était tout aussi belle à voir que l'ap-
partement de votre cousine.
Madame de Nébriant, tramant les flots de
velours, se hâtait vers M. Rébussat : je vis un
234
HELLÊ
petit homme à figure de méridional, brune,
maigre, spirituelle. Il serra la main de Maurice en
lui adressant quelques mots flatteurs sur le succès
de son drame et la grâce de sa fiancée. Le vieux
sénateur Legrain accapara le ministre. Le directeur
d'un grand journal politique les rejoignit. Je dus
me mêler au groupe des femmes; la jaune madame
Legrain, en satin noir; la comtesse de Jonchères,
rousse aux épaules célèbres, émergeant d'une robe
Empire en satin blanc ; madame Salmson, une
Danoise, frêle comme Ophélia, belle de son teint
de neige et de ses yeux pâles où Maurice disait
entrevoir l'infini d'un ciel polaire ; mademoiselle
Frémant, une femme de lettres, très laide, trè^
intelligente, pétrie de fiel et de vinaigre, recher-
chée et redoutée de tous. Deux clubmen admirable-
ment coiffés, chemisés, habillés, chaussés, discu-
taient avec elle des problèmes de sentiment.
Je n'étais pas sjTQpathique à ces dames, sauf
à mademoiselle Frémant, que j'intéressais. On me
trouvait trop orgueilleuse dans mon silence, trop
hardie dans les opinions que j'exprimais, pas assez
jeune fille, insoucieuse de plaire. Il y avait dans
cette malveillance très dissimulée vm. peu de
rancune jalouse, car toutes les amies de la baronne
avaient nourri l'espoir de charmer Clairmont et
de le fixer. Madame Legrain lui destinait sa fille ;
madame de Jonchères se destinait à lui ; madame
HELLÉ 235
Salmson était prête à devenir sa muse mystique.
Seule, mademoiselle Frémant échappait à la sé-
duction. Elle détestait Maurice comme elle détes-
tait tous les hommes et le criblait de flèches fines
qu'il recevait sans oser se fâcher.
A table, je me trouvai entre Maurice et l'un
des clubmen, en face de la baronne que le ministre
et le sénateur encadraient. Maurice, attentif aux
moindres paroles de Rébussat, ne me parlait guère,
et ma réserve obstinée glaça bientôt l'insipide
bavardage de mon voisin de droite. Ce très joli
garçon aux cheveux séparés par une raie sur la
nuque et collés en plaques luisantes exhibait un
plastron à petits plis, un gilet de coupe inédite.
Tant de séductions lui conciliaient ordinairement
les suffrages des femmes, qui le sentaient pareil à
elles par les sentiments et les goûts. Surpris de
mon indifférence que l'amour et la modestie pou-
vaient expliquer, il se consacra à l'opulente com-
tesse de Jonchères, dont la gorge, servie comme
im dessert, alléchait son regard à quelques centi-
mètres. Délivrée de lui, je pus regarder, écouter
à loisir.
M. Rébussat m'intéressait ; Antoine m'avait
par|é de lui, naguère, comme d'un souple intrigant,
habile à conquérir les hommes en entrant dans
leurs intérêts, les femmes en flattant leur vanité
de mondaines. Il refusait rarement une invitation
236 HELLÊ
chez madame de Nébriant et ses pareilles, spécu-
lant sur les corvées qu'il s'imposait et se faisant
une réputation d'homme aimable, délicat, disert,
digne de présider une république athénienne. Ses
bonnes fortunes étaient célèbres ; bien qu'il ne
les avouât jamais, il ne faisait rien non plus pour
les démentir. Madame de Nébriant l'adorait, et ce
culte prenait les apparences d'un prosélytisme
politique. Rébussat avait éprouvé la puissance des
salons, ayant fait sa carrière chez les belles madames
aux bas d'azur. D'ailleurs intelhgent, sceptique,
capable d'opérer, avec un brio de gymnaste, les
lâchages et les revirements qui l'avaient rendu
odieux à Genesvrier.
Si l'homme ne pouvait m'être sympathique,
je reconnaissais en lui d'agréables quahtés de
causeur, une faconde méridionale que vingt ans
de Paris avaient disciplinée. Qu'il parlât poH-
tique ou Httérature, Rébussat savait être clair
et amusant, et c'était un vrai plaisir de l'enten-
dre causer avec Maurice. Extasiée, madame de
Nébriant avait presque imposé silence à^ses con-
vives, auditeurs respectueux.
Quand nous fûmes rentrés au salon, la baronne
vint à moi, triomphante :
— Eh bien, ma chère, qu'en dites-vous ? Le
ministre est-il assez charmant !... Et bienveillant !
Vous savez qull a promis à Maurice de le décorer.
HELLÊ 237
mais chut î c*est encore un secret,.. Monsieur
Rébussat est tout-puissant à la Comédie. Il fera
avoir à Maurice un tour de faveur.
— A moins que d'ici là le ministère ne soit
renversé.
— Oh ! ce serait épouvantable ! dit la baronne
consternée. Mais monsieur Rébussat gardera son
influence., quoi qu'il arrive. Si Maurice est un peu
habile, il pourra s'en faire un ami.
Je jugeai inutile d'expliquer à madame de
Nébriant pourquoi je ne tenais guère à l'amitié de
M. Rébussat. Les femmes ja aient et médisaient
entre elles. Par la porte du fumoir, des rires, des
éclats de voix venaient jusqu'à nous.
Mademoiselle Frémant se rapprocha de moi. Je
m'étais assise sur un petit divan de satin jaune
qu'abritaient de hauts palmiers. La «vieille fille
de lettres », comme l'appelait Maurice, prit place
à mon côté.
— Vous êtes mélancolique, mademoiselle. Je crois
que monsieur Clairmont vous délaisse un peu, ce
soir. Il faut l'excuser : monsieur Rébussat est pour
vous un noble rival.
Je prétextai ime légère migraine, sentant bien
que je n'étais pas au diapason de mes voisins.
Mademoiselle Frémant me conseilla l'antipyrine,
comme un sûr remède à mon mal, puis elle s'acharna
sur Maurice, discrètement.
238 HELLÉ
— Vous avez accepté une belle, mais difficile
tâche, et je vous en loue, mademoiselle. Domes-
tiquer un papillon ! Il faut avoir des doigts pru-
dents et délicats pour accomplir ce miracle. Enfin,
vous avez bien des atouts dans votre jeu : la
beauté, l'esprit, la fortune. Il ne fallait rien moins
que cela pour fixer ce charmant étourdi de Clair-
mont... Tout Paris va défiler chez vous. Il a l'in-
vitation facile, notre poète, et l'admiration aussi.
Voyez, il boit les paroles du ministre. J'aime cette
candeur chez les hommes de talent. Ils magnifient
tout ce qui les entoure. « Effet de mirage », comme
disait feu Tartarin. Monsieur Clairmont voit un
Mécène en Rébussat, comme il a vu des brigands
héroïques dans une vingtaine de Macédoniens
vermineux et pelés qui ont fait mine de l'arrêter
sur une route et ont baisé ses bottes pour quelques
pièces d'or.
Je savais bien que l'aventure de Maurice, en
Macédoine, se réduisait à un incident de voyage
plutôt comique et digne de réjouir About. Mais je
n'aimais pas les railleries de mademoiselle Fré-
mant, sa manière de plaisanter rendant la riposte
plus déUcate.
J'allais changer de place quand je vis Maurice
et Rébussat s'approcher. Le visage coloré, l'œil
brillant, le ministre semblait charmé par l'admira-
tion attendrie des femmes. Maurice même était
HELLÉ 239
repoussé au second plan, malgré sa supériorité
d'artiste, ou plutôt il s'y reculait volontairement,
par une manœuvre calculée... L'espoir d'être joué
sur le premier théâtre de Paris le rendait presque
obséquieux devant Rébussat.
Cette attitude, méchamment observée par made-
moiselle Frémant, m'irrita. Mais le ministre
s'avançait vers moi, et le divan que j'occupais
devenait le point de mire de tous les regards.
M. Rébussat, ayant appris que j'étais la nièce
de Sylvain de Riveyrac, m'interrogea gracieuse-
ment sur mon oncle, un homme de goût, disait-il,
digne d'élever la compagne d'un grand poète. Je
répondais avec une réserve polie, admirant l'art
que mettait cet homme à me conquérir en me par-
lant chaleureusement de celui que j'avais tant aimé
et qu'il ne connaissait point. Je m'expliquais ses
triomphes, sa rapide fortime.
Maurice était ravi. Il voulut me faire briller et
raconta comment j'avais collaboré à son drame
en lui inspirant l'idéale figure de Mélissa. La
conversation dévia peu à peu sur la vie lit-
téraire, les hvres nouveaux. Rébussat donnait son
avis, et chacun répondait, contant une anecdote,
cherchant un mot flatteur ou mordant, sans
heurter l'opinion du ministre, écouté comme un
oracle.
On cita des noms qui évoquaient pour tous les
240 HELLÉ
auditeurs des physionomies familières et des
gloires parisiennes que j'ignorais. Puis on parla
des excentriques de la littérature, — les néo-
mystiques, les sataniques, les anarchistes, les fous,
et soudain j'entendis prononcer le nom d'Antoine
Gènes vrier.
C'était Marie Frémant qui parlait. Connaissait-
elle la rancune que le ministre gardait à l'écrivain
et se préparait-elle un malin plaisir en faisant en-
rager le grand homme de madame de Nébriant et
madame de Nébriant elle-même ? Sa petite tête
qui affectait la forme triangulaire d'une tête de
reptile, sous des bandeaux plats d'institutrice,
exprimait une admirable candeur.
— Qui a lu le Pauvre, d'Antoine Genesvrier ? Le
Pauvre, une œuvre d'amour et de colère, le plus
beau Hvre de l'année.
Madame de Nébriant déclara qu'elle avait
vaguement entendu parler de ce livre, mais qu'elle
n'aimait pas les romans à thèse.
— Vous, une fervente d'Ibsen ?
— Ce n'est pas la même chose ! fit la baronne avec
embarras.
— Ibsen est un philosophe, un génie nébuleux et
puissant, dit Rébussat, dont le teint mat s'était
soudain coloré. Genesvrier, qui se croit im pen-
seur et im écrivain, est tout simplement un de ces
individus qui se jettent comme des bouledogues
HELLÉ 241
aux trousses des gens qui ont du talent, de la for-
tune ou de la chance.
— Vraiment ? s'écria mademoiselle Frémant,
toujours candide. Vous m'affligez. Ce Genesvrier
m'avait plu... Mais, chère baronne, ne m'avez-vous
pas, autrefois, conté son histoire ? Il appartenait à
une honnête famille, et il avait quelques liens de
parenté avec cette aimable vieille, madame Marboy,
qui devait venir ce soir ?
— Des liens très vagues... Oh ! c'est un simple
fou. Madame Marboy ne le voit guère... Elle est
souffrante, cette pauvre femme, et ne peut quitter
la chambre. J'espère que nous la re verrons bien-
tôt.
Madame de Nébriant essayait de détourner la
conversation, craignant une apologie malencon-
treuse. Je regardai Maurice. Ses yeux, obstiné-
ment, fuyaient mes yeux. Il se taisait.
Mais mademoiselle Frémant était tenace.
— Un fou, Genesvrier ?
— Et im fou dangereux ! reprit le ministre. Un
de ces hommes qui se salissent eux-mêmes avec la
boue qu'ils ramassent... Oh ! Genesvrier n'est point
sans talent. Il a l'instinct du style, le goût de
répithète violente, une certaine grandiloquence qui
peut faire illusion. Il compte quelques partisans
parmi la jeunesse — cette étrange jeunesse d'au-
jourd'hui, si peu française, qui ne sait plus rire et
242 HELLÉ
s'abîme dans les théories absconses, enivrée de
déclamations... Oui, Antoine Genesvrier a l'étoffe
d'un bon pamphlétaire, bien qu'il imite un peu trop
Jacques Laurent... Après tout, ses fureurs sont
affaire de métier, et je ne lui reprocherais point de
gagner consciencieusement l'argent que Laurent
et les amis de Laurent prodiguent, si je ne suspec-
tais sa bonne foi.
Je me sentis pâlir. Encore une fois je regardai
Maurice. Il se taisait.
— Comment ! s'écria mademoiselle Frémant, ce
défenseur des opprimés, cet apôtre, ne serait point
un honnête homme ?
— Heu !... fit Rébussat avec un fin sourire, il n'a
ni tué ni volé...
— Mais il y a des gens tarés qui n'ont pas de
casier judiciaire.
— C'est ce que je voulais dire.
Je murmurai malgré moi :
— Et que reproche-t-on à monsieur Genesvrier ?
Maurice tourna la tête et me regarda fixement
avec des yeux qui m'imposaient le silence.
— Ce qu'on lui reproche, mademoiselle ?.. Oh !
mon Dieu ! pas grand'chose... Cela dépend des
manières de voir... Beaucoup de gens ne feraient
pas un crime à Genesvrier d'être un roublard,
d'insulter ceux qui ne pensent pas comme lui ou
comme son patron, d'affecter l'austérité d'un
HELLÊ 243
Robespierre et rhumanité d'un Saint- Just, et de
préparer, par la plus patiente comédie, sa candi-
dature aux prochaines élections.
— Mais ce n'est pas un politicien, c'est un
écrivain, un philosophe...
— Dites plutôt un de ces ratés, jaloux, aigris,
qui flagornent les ignorants et leur soufflent l'envie,
la haine, toutes les mauvaises passions dont ils sont
animés ! Gènes vrier a mangé une belle fortune, très
vite, et l'on ne sait trop comment. C'est un déclassé,
et j'ose le dire avec certitude, c'est un effroyable
ambitieux.
Il y eut un silence. Maurice était pâle, et ses
yeux, maintenant, me suppliaient. Mais Tâcreté
du fiel me monta du cœur aux lèvres. Une force
invincible me souleva.
— Je ne suis pas de votre avis, monsieur ! dis-je
d'une voix claire, un peu tremblante et qui sonna
haut dans le grand salon. Je connais monsieur
Gènes vrier, et je le tiens pour im très honnête
homme.
Rébussat, étonné d'abord, sourit avec un char-
mant dédain :
— Vous êtes bien jeune, mademoiselle, et il
est facile d'abuser une personne de votre âge,
inexpérimentée, vibrante aux grands mots géné-
reux.
— Mon oncle avait l'expérience des hommes.
244 HELLÊ
Il était vénéré par tous ceux qui rapprochaient
et il nommait Genesvrier son ami. C'est pourquoi,
monsieur, je me fais im devoir de le défendre.
Antoine Genesvrier est pauvre, parce que sa for-
tune a sauvé beaucoup de malheureux. Il n'a d'autre
ambition que de faire œuvre utile. Il n'a souci que
de la vérité.
Autour de moi je sentais s'étendre et s'appe-
santir le lourd silence hostile, l'inquiétude irritée
de Maurice, la colère de madame de Nébriant.
Rébussat, plissant ses lèvres minces, souriait d'un
sourire aigu.
— Je vous féUcite, mademoiselle, d'être fidèle à
vos amitiés, si étranges qu'elles soient. Je respecte
le sentiment... naïf qui vous anime. Mais ce cher
Clairmont ne paraît pas convaincu...
— Mademoiselle de Riveyrac exagère, balbutia
Maurice... Monsieur Antoine Genesvrier amusait
monsieur de Rive3n:ac par sa manie de philanthropie,
mais ils se fréquentaient peu.
— Il était son ami... comme il fut le vôtre,
m'écriai- je, révoltée par cette veulerie qui me faisait
presque haïr Clairmont-. Ayez le courage de l'avouer,
mon cher. Vous connaissez Genesvrier, vous lui
serrez la main et vous savez, comme moi, que c'est
un honnête homme. Pour moi, je me trouverais
bien lâche de ne pomt dire ce que je pense.
— Assurément les opinions sont libres, dit
HELLÉ 245
froidement Rébussat. Vous avez tort de taire la
vôtre, mon cher Clairmont... Mais laissons Genes-
vrier, ses vices et ses vertus, et prions madame
Salmson de nous chanter ses délicieuses mélodies
danoises. La musique « apaise, enchante et délie »,
comme dit notre Sully -Prudhomme... Chère
madame...
Madame Salmson retirait ses longs gants. Elle
se dirigea vers le piano ; les groupes se rompirent
et se reformèrent Je me trouvai seule près de
mademoiselle Frémant.
— Ma chère nfant, me dit-elle à mi-voix, savez-
vous ce que c'est qu'une gaffe ?
— Une maladresse involontaire... juste ïe con-
traire de ce que j'ai fait.
— Vous êtes brave. C'est très bien, mais savez-
vous que votre bravoure peut coûter cher à mon-
sieur Clairmont ? Rébussat a la rancune tenace.
Il vous réunira dans son ressentiment, et la croix
de notre cher poète est bien compromise.
— Un bout de ruban serait trop payé par
une lâcheté. Je n'ai pu me taire. Mon cœur écla-
tait... Je vous supplie, mademoiselle, de réserver
votre jugement sur Antoine Genesvrier...
L'émotion m'étouffa.
— Comme vous êtes pâle ! dit mademoiselle
Frémant. Ah ! folle et généreuse enfant, que votre
belle colère me fait plaisir ! Vous m'aviez plu, déjà.
246 HELLÉ
Depuis une heure, je vous aime... Mais, avec ce
caractère, que faites-vous ici ? Vous n' êtes pas du
monde. Nul .ne vous y comprendra, tous vous
jalouseront, et votre mari lui-même, — qui a des
ambitions mal cachées ! — invoquera ses intérêts
contre vos sentiments. Ah ! mademoiselle Hellé,
qui ne savez ni vous taire prudemment ni mentir
à votre pensée, vous êtes bonne à épouser Don
Quichotte. Hâtez-vous d'arranger les choses. Il faut
que Rébussat puisse pardonner à madame Clair-
mont les hardiesses de mademoiselle de Rivey-
rac... Notre pauvre poète ! a-t-il l'air ennuyé ?
La voix cristalline de madame Salmson se brisait
en notes brillantes. Discrètement, je me levai,
j'avertis la baronne que j'étais fort lasse et que
j'allais me retirer.
— Bien ! bien ! dit-elle d'un ton glacial. Au
revoir, ma chère enfant.
Je me glissai, inaperçue, dans le petit salon, où
une femme de chambre jeta sur mes épaules ma
sortie de bal. Un valet était allé me chercher une
voiture. Soudain Clairmont parut.
— Vous partez, Hellé, sans me dire adieu ?
— Oui.
— Pourtant, fit-il, j'ai quelques explications à
vous demander.
— Je vous les donnerai demain.
— Êtes-vous folle ? reprit-il, les dents serrées.
HELLÉ 247
Toeil méchant ; vous m'avez fait un tort irréparable,
et vous vous êtes compromise, ridiculement...
pour... pour un...
— Maurice, je vous attendrai demain et je vous
dirai ce que je pense de votre attitude. Ma voiture
est là. Je vous quitte. Ne vous donnez pas la peine
de m 'accompagner : monsieur le Ministre vous
attend.
XXMI
Je n'étais pas encore sortie de ma chambre quand
Maurice me fit demander. L'eau fraîche, en bai-
gnant mon visage, effaça les traces de l'insomnie
qui m'avait torturée jusqu'à la pointe du jour.
J'avais beaucoup pensé, cette nuit-là. J'avais fait
le plus scrupuleux examen de conscience, et, me
jugeant moi-même, j'avais jugé mon amour.
J'avais compris, enfin, pleinement, quelle illu-
sion m'avait rapprochée de Maurice, quelles réalités
m'en éloignaient. Dépouillé de son prestige moral,
il ne gardait plus d'autre puissance que le charme
tout matériel de ses yeux bleus, de son sourire,
de sa voix. Mais, vierge, j'échappais à la domina-
tion de l'homme, aux surprises du désir qui n'avait
été pour moi qu'un éveil incertain, inconscient,
durable par la seule complicité de mon cœur, et
qui, mon cœur se reprenant, devait s'abolir de lui-
même.
J'imaginais les reproches de Maurice, sa justi-
fication, les excuses qui n'expliqueraient point sa
HELLÉ 249
piteuse attitude de la veille. Je savais que nous ne
pourrions ni nous comprendre, ni nous réconcilier.
Et je m'étonnais de si peu souffrir... Comme un fruit
mûr tombe de la branche, l'illusion délicieuse se
détachait de mon cœur, qui l'avait retenue et
nourrie quelque temps. Ma volonté n'y pouvait
rien. Et il me semblait que, depuis la veille, des
jours innombrables s'étaient écoulés ; que Maurice,
notre amour, nos fiançailles, étaient déjà loin de
moi, dans les limbes du passé, où ce qui fut la
réalité chère et vivante apparaît avec le flottement
confus et la décoloration du songe.
Mon cœur eut un fort battement quand je me
trouvai en face de Maurice. Il souffrait dans son
orgueil, gêné peut-être par un remords, et d'autant
plus irritable. Pourtant il me tendit la main.
— Vous devinez pourquoi je suis venu, à cette
heure matinale? Je suis très troublé, très peiné,
et j'attends de vous des explications.
— A propos de quoi ? Ma conduite a été toute
logique et naturelle. Je n'en dirai pas autant de la
vôtre.
— Voilà bien une rouerie de femme, dit-il en
fronçant le sourcil. Vous déplacez la question.
— Vraiment ? Je voudrais bien savoir comment
vous la posez.
n était assis, le coude sur la table voisine, le
pied frappant le tapis d'un mouvement nerveux.
250 HELLÉ
— Vous vous moquez de moi, Hellé. Hier vous
avez commis une imprudence qui peut avoir des
suites fâcheuses. Vous m'avez fait un ennemi... Et
puis vous m'avez cruellement offensé.
— Je vous ai offensé, moi ?
— Ne faites pas l'innocente. Vous savez ce que
je veux dire.
— Expliquez-vous.
— Parbleu ! ma chère amie, vous avez voulu
faire parade de beaux sentiments que le monde
n'apprécie pas comme vous pourriez le croire.
Vous avez manqué de tact. Rébussat est blessé au
vif. Il ne pardonnera pas.
— Avez-vous donc tant besoin de lui ?... Ah !
oui, votre décoration vous semble compromise,
cette précieuse décoration dont le prestige vous
rendait, hier soir, sourd et muet.
— Vous vous moquez de moi. Le moment est
mal choisi.
— Eh bien ! dis-je, irritée de sa mauvaise foi,
je vous répondrai franchement, brutalement
même ; cet entretien est plus grave que vous ne le
pensez, et il ne doit y avoir aucune équivoque entre
nous. Vous m'accusez d'avoir manqué de tact ;
moi je vous accuse d'avoir manqué de loyauté.
J'ai été imprudente, soit. Vous avez été faible et
veille.
— J'ai fait ce que tout homme bien élevé doit
HELLÉ 251
faire en pareil cas. J'ai correctement gardé le
silence.
— Il y a des cas où le silence est une lâcheté.
— Hellé !
— En vous taisant, vous vous êtes fait le com-
plice d'une calomnie. Vous avez agi en homme bien
élevé ? J'aurais préféré vous voir agir en homme,
fût-ce au détriment de la correction, de la prudence
et de vos intérêts.
— J'ai fait ce qu'il m'a plu de faire. Et si je
n'ai point défendu Gènes vrier, c'est que j'avais de
bonnes raisons pour me taire.
— Je voudrais bien les connaître, ces raisons.
— Ne souhaitez pas que je vous les dise toutes.
— Je ne crains pas la vérité.
— Vous avez tort.
— Parlerez-vous ? dis-je enfin, après un silence.
D'une voix sourde, il répondit :
— Tant pis ! vous l'aurez voulu.
— Eh bien ?
— Eh bien ! votre cher ami Antoine Genesvrier
n'est pas le héros impeccable que vous admirez
béatement. Il court sur lui toute espèce de
bruits... Parbleu ! il est malin, très malin, très fort,
mais pas assez pour qu'on ne puisse deviner ses
manœuvres.
— Que voulez- vous dire ?
Il sourit avec une ironie méchante.
252 HELLÊ
— J'ai pitié de vos illusions, Hellé. Vous vous
croyez très sage, et vous êtes prodigieusement
naïve. Mais sachant ce que je savais, devant votre
culte pour votre ébauche de grand homme, je me
suis tu, par charité, par délicatesse.
— Peu m'importe votre déhcatesse et votre
charité ! Vous en avez trop dit ou trop peu, Mau-
rice. Il faut aller jusqu'au bout.
— Apprenez donc que je trouve un peu excessive
votre amitié pour un homme qui s'est tranquille-
ment joué de vous... Oh ! j'ai ouï dire bien des
choses, depuis quelques jours !... Vous avez cru
qu'il admirait votre haute intelHgence, et peut-
être, flattée dans votre orgueil d'avoir conquis ce
héros invincible pour toute autre femme, vous
avez pensé avec joie qu'il vous aimait d'amour...
Pauvre Hellé ! la vie achève à vos dépens votre
instruction.
— Que savez-vous ? Parlez !
— Vous regretterez votre insistance. J'aurais
voulu attendre et vous détromper plus tard.
— Parlez, je l'exige !
— Il a fallu que vous fussiez bien... ingénue,
(ce qui est excusable et même honorable, à votre
âge), pour ne pas comprendre qu'on guignait votre
fortune. Il fallait consolider les entreprises philan-
thropiques et l'Avenir social/ Mais ceci ne serait
rien encore. Antoine Genesvner vous a gravement
HELLÉ 253
manqué de respect en introduisant chez vous cette
Marie Lamirault, sa maîtresse, et l'enfant qu'il
n'a pas reconnu.
Un nuage couvrit mes yeux. Je sentis mes nerfs
se raidir, mon sang se figer ; mais, par une irrésis-
tible impulsion, ma raison, mon cœur, mon instinct
protestèrent :
— C'est impossible.
— Vous êtes seule à ignorer cette liaison. Marie
Lamirault partageait ses bonnes grâces entre
Genesvrier et Louis Florent. On me l'a dit, et je
le crois. Quant à l'enfant...
— Antoine est incapable de m' avoir lâchement
trompée. Je ne veux pas douter de lui.
— Vérifiez mes dires par une enquête.
Il parlait d'une voix si assurée, si triomphante,
que j'eus un instant de faiblesse. Clairmont me
vit blême, haletante, près de sangloter. Il ne
maîtrisa plus sa colère :
— Cela vous trouble donc tant ! dit-il en me
saisissant les poignets... Ah! je ne me trompais
pas ! Vous l'avez aimé, vous l'aimez !
— Moi?
— Oui, vous l'aimez. Quelle femme êtes- vous
donc? Vous l'aimez, ce beau sire, cet excellent
philanthrope, cet écrivain de génie, ce martyr !...
Il fallait donc l'épouser, Hellé î
Je le repoussai, indignée ;
254 HELLÉ
— Je ne vous crois pas, je ne veux pas vous
croire. Ce que vous faites est infâme. Allez-
vous-en !
Il répétait :
— Vous l'aimez !.,. Imbécile que j'étais ! Dès le
premier jour j'aurais dû m'en apercevoir. Vous
buidez ses paroles...
Je balbutiai :
— Vous n'avez pas de preuves... vous répétez
d'ignobles calomnies... C'est indigne, indigne de
vous.
Ivre de jalousie et de fureur, il cria :
— Vous n'êtes vraiment pas difficile, et j'aurais
honte, — si je ne devais en rire, — j'aurais
honte du rival que vous m'avez préféré... II
pourrait être plus séduisant, et plus jeune !...
Enfin vous savez ce qu'il est, ce qu'il vaut, et
qu'il ne répugne point au partage : s'il vous
convient de régner sur son cœur en compagnie
d'une...
— Taisez-vous, monsieur, pas un mot de plus !
Je ne suis plus votre fiancée, je suis une femme que
vous insultez. Allez-vous-en !
— Prenez garde ! Si je sors, je ne rentrerai plus.
— Sortez !
Il partit en fermant violemment la porte de
l'antichambre. J'entendis ses pas s'éloigner sur
le gravier du jardin. Mais, au lieu de crier vers
HELLÊ 255
celiii qui s'en allait avec les débris de mon premier
rêve, je n'eus qu'une pensée, exhalée dans un
sanglot :
— Antoine ne m'a pas trompée ainsi... Ce n'est
pas vrai, ce n'est pas possible.
XXVIII
La Châtaigneraie me reçut, blessée et frémissante,
entre ses murs hospitaliers. Les maisons où
vécurent nos aïeux, où songea notre enfance, ont
je ne sais quoi de maternel. Celui qui vient, en
habits de deuil, y chercher refuge, sent la mys-
térieuse parenté des choses et se trouve moins
orpheHn. '
]\Iaurice m'avait écrit, quelques jours avant mon
départ. Incapable de sentiments profonds, il
n'admettait point que ces sentiments pussent
exister chez les autres. Tout lui semblait réparable,
et il se désolait de ma rancime, en attendant qu'il
s'en consolât. Je prévoyais la facile et proche guéri-
son de cette âme légère : Maurice ne pouvait aimer
et souffrir que dans ses livres, et l'amour et la
douleur n'étaient guère pour lui qu'une ivresse
verbale. La lecture de ses lettres confirma mon
opinion. Sans rien prouver, sans rien démentir,
sans paraître comprendre que sa conduite m'eût
indignée à juste titre, il me priait de tout oublier :
HELLÉ 257
il me traitait en enfant boudeuse qu'une flatterie
apaisera. Ma colère s'était dissipée, mais l'amour
était bien mort.
Je tâchai de m'en expliquer avec Maurice. Je
lui écrivis que je lui pardonnais sa violence, que
je n'en gardais point de ressentiment, mais que
j'avais reconnu trop clairement l'antagonisme de
nos caractères. Madame Marboy voulut s'interposer
alors. Confidente de Maurice, elle affirma que nous
étions faits l'un pour l'autre, que je devais être
indulgente. « Quand vous serez mariés, écrivait-elle,
l'amour arrangera tout.»
Je devinais sa pensée et je complétais ses argu-
ments : elle croyait à la toute-puissance de l'amour
qui donne à deux jeunes gens nouvellement unis
l'illusion de l'harmonie parfaite. Mais je n'ignorais
pas qu'après le bref enchantement de la lune de
miel les époux redeviennent un homme et une
femme différents par le caractère, les idées, les
goûts. Loin d'avoir atteint à l'harmonie, ils com-
mencent seulement à la créer, jour par jour,
incertains de la réaliser jamais. Si quelques-uns
y réussissaient, la tâche est impossible à beaucoup
d'entre eux, et c'est alors ou l'indifférence réci-
proque, ou l'intolérable enfer des querelles con-
jugales. Or, je savais par quels points mon âme
resterait impénétrable à Maurice ; je savais ce que
je ne pourrais accepter de lui, quels éléments
9
258 HELLÉ
d'animosité demeureraient éternels et latents, à
moins que l'un de nous, le plus rusé ou le plus fort,
triomphât de l'autre en l'asservissant. Je répugnais à
cette domination calculée qui. eût fait de Maurice un
fantoche à ma merci, et, d'autre part, je ne pouvais
me soumettre à un homme qui ne me fût pas
supérieur.
J'écrivis à madame Marboy ; je lui ouvris mon
cœur. A ma grande surprise, elle me donna tous
les torts, incriminant mon orgueil, mon indiffé-
rence, la sécheresse de ma nature. Je connus avec
tristesse que nous ne parlions pas la même langue,
que les mots amour et mariage n'avaient pas pour
nous le même sens. Elle subissait l'antique in-
fluence de l'éducation qui fait la femme respectueuse
de l'homme parce qu'il est l'homme, acceptant de
la même main les caresses et le joug. Ce que
j'appelais dignité humaine, sentiment légitime de
la personnalité, elle l'appelait orgueil. Ce que
j'appelais véritable harmonie, elle l'appelait rêverie
creuse et ridicule chimère. Je jugeais Maurice sans
malveillance, mais je l'estimais à sa valeur exacte.
Il n'était point de ma race. Je ne pouvais l'aimer.
Quand madame Marboy comprit que la ruptiure
était définitive, elle n»'insista plus, mais elle ne put
dissimuler son mécontentement. J'étais une égoïste,
une exaltée. Je n'étais plus la fille de son cœur.
Ce fut alors que je partis pour la Châtaigneraie.
HELLÉ 259
Quand le train qui m'emportait s'ébranla, je me
sentis affreusement seule, tous les liens de famille
et d'amitié étant rompus. Je songeais à Genesvrier...
Hélas ! les insinuations de Maurice, malgré moi,
troublaient mon âme et paralysaient ma volonté.
Je ne voulais ni voir Antoine, ni lui écrire avant
d'avoir conquis la sérénité ou la résignation.
Durant de longs jours je créai en moi une paix
factice par une vie presque conventuelle. Mon
oncle avait laissé quelques livres dans une caisse
heureusement respectée des rats. C'était des
éditions sans valeur de classiques français et
latins, les mêmes qui avaient servi pour mes études.
La nuit, pendant que gémissait le vent d'hiver,
j 'essayais de retrouver mes émotions d'adolescente.
Mais je ne tardai pas à connaître l'artifice de mon
effort. Mar volonté se détendit. Je sombrai dans le
rêve.
L'hiver, clément dans ces régions, touchait à sa
fin. Assise dans une des chambres du premier
étage, près de la fenêtre aux pâles mousselines, je
regardai descendre à l'horizon les gazes de la pluie
ou du brouillard. Il n'y avait plus de fleurs dans le
jardin et, seules, subsistaient les verdures sombres
des buis, des herres, des ifs, tristes et graves comme
les tombeaux qu'ils ornent. Parfois, quand cessaient
les averses, je demeurais des heures sans mouve-
ment, sans paroles, attentive aux aspects de la
26o HELLÉ
plaine modifiés perpétuellement par les aspects
changeants du ciel. Ce n'était plus l'éclatante
gamme des couleurs estivales : c'était la gamme
plus délicate des nuances, toutes les fines com-
binaisons du gris, du violet, du bleu, fondus dans
une lumière tamisée, vaporeuse, qui enveloppait
délicieusement les lointains. Au premier plan de
ce vaste tableau, des champs labourés mettaient les
taches plus vives d'un brun gras, d'un vert frais
et mouillé. Mais la vraie beauté du paysage était
toutes dans les ciels, — dans les ciels bleus, comme
trempés de lait, où nageaient les nuances avec des
blanchem's et des mollesses de cygnes, — dans les
ciels gris, variés du gris de plomb au gris de perle
et du gi-is de lin au gris d'argent, — dans les ciels
balayés de lourdes vapeurs ardoisées qui filent
sous le vent avec les oiseaux migrateurs, ciels
inquiétants, ciels tourmentés comme la vie.
Le premier perce-neige ouvrit enfin, sur la lisière
des bois, sa corolle d'un blanc verdâtre. J'allai
guetter, entre les branches mortes et les feuilles
pourries, l'éveil de la fleur puérile que Toncle
Sylvain m'avait fait aimer. Le soleil était bien
pâle encore, mais c'était déjà le vrai soleil, et non
plus l'astre hivernal qui voile de brume sa face
morne. Dans les clairières bleues montait toute
droite la fumée des feux de bûcherons. La brise
était tombée. On respirait le printemps.
HELLÉ 261
Je m'étais assise sur un talus couvert d'herbe
sèche, tout près d'un champ ensemencé où tour-
noyaient des corbeaux rauques. Ma poitrine se
gonflait doucement:, fortement, par des aspirations
réguHères et puissantes, et cela me faisait mal
comme une volupté. J'aurais voulu ouvrir les bras,
étreindre la nature, toute la terre, tout le ciel dans
un embrassement infini. Et suffoquant de désir
inconnu, de regret, de mélancolie, je m'aperçus
que je pleurais.
Mais ce n'était pas sur Maurice, perdu pour moi
et volontairement perdu, que coulaient ces pleurs
nostalgiques. Je savais trop bien que je n'avais
pas aimé, que j'avais chéri un mirage plus brillant,
plus insaisissable que les mirages prismatiques de
la lumière dans la vapeur. Je sentais que l'amour
était une réalité autrement puissante et terrible.
Hélas ! il avait passé près de moi, le grand amour.
Ma jeunesse avait craint sa force austère ; elle avait
poursuivi au loin son fantôme et son reflet. Mainte-
nant il revenait en maître. Il frappait à mon cœur.
J'errai tout le jour, çà et là : puis le soir, retirée
dans ma chambre, j'ouvris ce livre du Pauvre que
j'avais apporté intact.
Les heures s'égrenèrent dans la nuit. Ma lampe
baissa ; j'allumai ime bougie. Un rais de lumière
pâle apparut entre les volets. Je fermai le livre.
Il faisait jour.
262 HELLÊ
Clairmont m'avait menti, ou bien, com.plai-
samment, il avait répété un mensonge. C'en était
fini des incertitudes, des doutes, de cette tristesse
jalouse qui me torturait depuis des semaines et
que je n'osais m'avouer. J'avais, à travers son
œuvre, interrogé la grande âme d'Antoine. Elle
m'avait répondu. Ah ! comme je l'évoquais, com.me
je la sentais proche, dans les pages sublimes de ce
livre tout brûlant de sa foi, tout vibrant de sa
souffrance, tout attendri de sa pitié ! Elle appelait
mon âme, elle l'exhortait vers les hautes régions
éblouissantes où l'amour humain, au-dessus des
égoïsmes, des vanités, des voluptés, monte, s'élar-
git, s'illumine et plane dans l'éternel.
XXIX
Quand j'arrivai à la porte de la mairie, j'aperçus
l'affiche qui portait en grosses lettres ces mots :
Auditions et Conférences populaires. Depuis que
j'étais revenue à Paris, — depuis trois jours, —
j'avais médité cette escapade accomplie à l'insude
tous, dans le lointain faubourg où je ne connais-
sais personne. Partagée entre des sentiments con-'
tradictoires, je n'avais pas osé me présenter chez
Antoine, ni lui écrire, et je mourais du désir de le
revoir.
Vêtue d'une robe sombre, enveloppée d'une
pelisse qui dissimulait ma taille, d'une voilette
qui dissimulait mes traits, je devais ressembler à
quelque pauvre institutrice, venue pour chercher
un divertissement utile et gratuit. Des gens
entraient sous le péristyle de la mairie. Je les suivis,
à tout hasard.
Je me trouvai bientôt dans une grande salle
nue, qui avait l'aspect d'une salle d'école avec ses
chaises de paille et ses rangées de bancs. Au fond.
264 HELLÉ
le buste en plâtre de la République dominait
une petite estrade. Cette estrade supportait un
piano droit, deux pupitres à musique, une table
couverte d'un tapis vert. Une demi-douzaine de
jeunes gens et deux femmes occupaient les chaises,
et je compris que c'étaient des artistes improvisés
qui s'employaient à instruire et à réjouir un audi-
toire d'ignorants et de pauvres. L'une des femmes,
très jeune, avait un frais visage couronné de
cheveux bruns. L'autre, plutôt vieille, presque
laide, souriait avec un air de bonté. Leurs compa-
gnons portaient la marque spéciale qu'impriment
les métiers littéraires et le professorat. Ils avaient
des traits fatigués, des yeux vagues de myope, des
redingotes usées, des cravates noires, des gestes
oratoires et descriptifs.
Peu à peu, la salle se remplissait. Je reconnaissais
le public dont Genesvrier m'avait fait connaître
quelques types, pubUc mêlé, varié, pittoresque,
qu'on ne trouve qu'à Paris. C'étaient des employés
avec leur famille ; de vieux messieurs propres et
râpés, à barbe blanche, des hommes de lettres, des
artistes, et nombre de jeunes ouvriers appartenant
à cette élite du prolétariat vm. peu éduquée par les
métiers de science et d'art, assidue aux cours
du soir, aux bibhothèques municipales. Ceux-
là, sans doute, dans un autre milieu social,
eussent acquis le développement intellectuel
HELLÊ 265
résen^é aux jeunes hommes de la bourgeoisie, qui,
même pauvres, ont le loisir des longues études, le
bénéfice d'une éducation plus délicate. Ils représen-
taient, évidemment, la jeune fleur du peuple, des
types encore exceptionnels. Beaucoup de leurs
camarades devaient se prélasser à cette heure,
devant des tables de cafés ou des billards, dans une
atmosphère de tabac, de jurons et de gros rires.
Le public féminin, plus encore, m'intéressa. Je
remarquai des ouvrières, venues avec leurs frères
ou leurs amis. Leurs métiers, n'exigeant qu'un
apprentissage tout matériel, avaient dû exercer
seulement leurs doigts et cet instinct spécial aux
femmes qui est comme l'embrj^on du sentiment
esthétique. Combien différentes de leurs voisines,
filles et femmes de vingt-cinq à trente ans, au visage
grave, au teint fané, aux yeux brillants d'intelli-
gence ! C'étaient des institutrices, des employées
d'administration, instruites, bien élevées, bour-
geoises par les origines et les habitudes, déclassées
par la pauvreté et le travail. Celles-là, à qui la
médiocrité de leur fortune interdisait les théâtres
et les salons, trouvaient ici une compensation aux
tâches routinières, aux mesquineries de leur con-
dition. Elles apportaient aux conférences des
sensibilités plus fines, des esprits facilement ouverts
aux émotions d'art.
La salle était presque pleine. Je m'assis à l'angle
266 HELLÊ
du dernier banc, près du mur, songeant à part moi
aux réceptions de madame de Nébriant, aux dîners
unicolores. Avec quel dédain compatissant la
baronne et ses convives eussent considéré les gens
qui m'entouraient !
J'écoutais les dialogues, j'obser\'ais les phy-
sionomies, je surprenais les impressions.
— C'était beau la dernière fois.
— Il y avait un peu trop de musique pour mon
goût. J'aime mieux la poésie.
— Oh ! la musique, disait une femme, ça fait
pleurer.
— C'est monsieur Genesvrier qui parlera ce
soir?
— Oui.
— Ah ! veine ! fit une modiste de vingt ans... au
moins on l'entend, celui-là ! C'est pas comme le
jeune qui bredouille.
— M'sieu Saintis.
— Oui. Il est bien gentil, mais y a pas à dire,
il bredouille.
— La demoiselle en rose sa chanter.
— EUe a une voix, une voix !...
— J'aime bien quand c'est triste, dit la femme
qui avait déjà parlé.
— C'est aussi joH qu'au théâtre et puis ça ne
coûte rien... Tiens, madame Peyron, vous êtes là ?
— C'est à cause de mon fils. Moi, vous comprenez.
HELLÉ 267
c'est trop savant pour moi ou bien je suis trop vieille
pour comprendre. Eugène, lui, il a de T instruction ;
il est toujours dans les livres. De mon temps, c'était
pas comme ça.
— Et votre aîné ?
— Toujours gouape... Ah ! celui-là, ce qu'il s'en
moque de la musique !
— Vous avez pas de chance avec lui. Heureuse-
ment que vous avez Eugène.
— Faut les prendre comme y sont. Eugène, c'est
un bon sujet, un garçon comme il n'y en a pas deux.
Ferdinand est bien plus dur... mais pas méchant,
vous savez.
Un jeune homme et une vieille dame causaient
derrière moi :
— Celui-là, à droite, c'est monsieur Saintis. Je le
connais. Il a été professeur de philosophie en pro-
vince. Il fait du journalisme maintenant... L'autre,
celui qui a de grands cheveux, c'est Mariot, de la
Mevtte rouge. ^
— Un poète ?
— Oui, madame. Et la jeune fille en rose, c'est
mademoiselle Dumesnil.
— Une actrice ? ,
— Non, la fille d'un sculpteur. Tenez, le père
Dumesnil est ici, au second rang.
— Et l'autre dame ?
— Elle tient le piano, mais elle n'est pas pianiste
268 HELLÉ
de métier. C'est une féministe, Marie Chauvel, la
conférencière.
— Et monsieur Genesvrier ?
— Il est en retard... Il doit venir avec Louis
Grannis.
— Le célèbre Grannis ?
— Le poète Grannis lui-même. Il s'intéresse
beaucoup à ces auditions.
— Vous connaissez monsieur Genesvrier ?
— Oui, madame. Je suis étudiant en médecine.
J'ai connu monsieur Genesvrier chez un ami malade
que je soignais.
— Et que pensez-vous de lui ?
— Je l'admire, madame, je l'admire infiniment.
— J'ai lu un journal où l'on disait du mal de lui.
— Tous les hommes supérieurs ont des ennemis.
Antoine Genesvrier est très aimé par la jeunesse.
C'est un apôtre, c'est une âme antique ! Et quel
grand écrivain. Vous avez lu le Pauvre, madame ?
— Non. ^
— Il faut lire cela... Regardez, voici Genesvrier
qui entre avec Grannis. Grannis, c'est le plus âgé,
celui qui est décoré.
— Il est académicien ?
— Oui, madame,
— Ah ! fit la dame avec vénération.
Le gaz surchauffait l'atmosphère. Je relevai
ma voilette pour regarder. Antoine était déjà
HELLÊ 269
sur Testrade. Dans la lumière crue qu'un abat-jour
vert rabattait sur lui, son visage, jeune encore,
m'apparut marqué des stigmates d'une fatigue qui
l'avait vieilli en quelques mois.
Assis à la petite table, il parla. Il remercia Gran-
nis d'être venu, et, sans emphase, sans obséquio-
sité, il rappela la glorieuse carrière du poète. Puis
il raconta en quelques mots l'histoire de ces con-
férences, les difficultés vaincues, les enthousiasmes
suscités, les collaborateurs afïiuant en foule.
Ce préambule terminé, Antoine feuilleta les
papiers étalés devant lui et lut une brève notice
sur une symphonie de Beethoven, dont madame
Chauvel devait jouer l'andante. J'admirai l'art
qu'il avait mis à choisir les termes de son discours,
pour exprimer le plus clairement possible le carac-
tère du fragment musical. C'était un morceau
assez court, composé de phrases mélodiques si
larges, si pures, que la beauté en était accessible
à presque tous les auditeurs. Pour chaque numéro
du programme, la même petite cérémonie se répéta,
une scène de Jules César, de Shakespeare, la
lecture d'une très belle page de Michelet, la Mort
du Loup, de Vigny, le monologue de don César de
Bazan au quatrième acte de Ruy Blas, un quatuor
de Haydn, émurent Tauditoire masculin. Les
femmes applaudirent, de préférence, des fragments
de V Orphée de Gluck, un nocturne de Chopin,
270 HELLÊ
quelques pièces de poésie tendres et élégiaque^, et
la fameuse scène du Dépit amoureux. Mais quand
Louis Grannis se leva et lut lui-même le plus
populaire de ses poèmes, le public de la salle et
celui de l'estrade s'associèrent spontanément pour
lui faire une chaude et touchante ovation. Alors
l'académicien s'avança jusqu'au bord de l'estrade
et fît signe qu'il voulait parler.
Il remercia d'abord avec une émotion visible,
puis il dit sa joie, sa surprise, à constater un essai
de rapprochement, entre les artistes et le peuple,
et il rendit hommage à l'instigateur de ce rap-
prochement, à l'homme de bien, à l'homme de
talent que les mandarins de la Httérature et les
aventuriers de la politique pouvaient méconnaître,
mais que tous les gens de cœur applaudissaient,
encourageaient, car il faisait œuvre de justice en
initiant le peuple à la beauté.
« Les théâtres sont inaccessibles aux pauvres ;
les livres sont incompréhensibles aux ignorants.
L'art existe seulement pour une élite qui lui
demande tantôt des jouissances et tantôt des con-
solations. Ce sont ces consolations et ces jouissances
que monsieur Antoine Genesvrier vous offre ;
et il vous enseigne à les comprendre, à les goûter.
Il extrait pour vous, du vaste trésor artistique,
patrimoine du genre humain, les parcelles les
plus parfaites, les plus pures, les plus facilement
HELLÉ 271
assimilables. Ceux d'entre vous qui, par d'heureuses
dispositions intellectuelles ou un degré de culture
supérieur, goûtent déjà ces nobles plaisirs, s'asso-
cieront à l'effort de monsieur Genesvrier et de ses
collaborateurs. Ils seront les agents d'une féconde
propagande ; ils initieront leurs camarades moins
favorisés. Artisans, ouvriers, vous trouverez ici,
mieux qu'au cabaret, mieux qu'au brutal spectacle
des cafés-concerts, le délassement du labeur
quotidien, l'oubli de la vie dure et médiocre,
l'émotion sacrée, la gaieté qui n'avilit pas. Vous
apprendrez à connaître ces hommes qui travaillent
et luttent comme vous et que vous traitez en
étrangers, en « bourgeois &, sans vous apercevoir
que leurs vœux tendent à réaliser les vôtres. Eux-
mêmes, à leur tour, artistes, écrivains, ouvriers de
la pensée, renouvelleront, rajeuniront leur talent
au contact de l'âme populaire.
« Je ne puis vous dire, mesdames et messieurs,
avec quel sentiment de joie et de confiance je
quitterai cette salle, où j'ai entrevu l'alliance
de Tart et de la vie, l'oubli des haines sociales
par la fraternisation des intelUgences, qui promet
la fraternité des cœurs et l'ébauche des grandes
fêtes futures où communiera l'humanité. »
Je n'attendis pas que le flot des visiteurs,
par la porte rouverte toute grande, se précipitât.
Baissant ma voilette, ramenant sur ma poitrine
272 HELLÉ
les plis de mon manteau, je glissai à travers
le vestibule comme une ombre. Le noir et le vide
des rues, à cette heure tardive, me firent peur.
Je hélai une voiture et me fis conduire chez moi.
Dès que j'eus changé de vêtements, sans ré-
veiller Babette, je descendis au rez-de-chaussée
et j'ouvris la porte de la bibhothèque, où je n'étais
pas entrée depuis tant de jours. Une bouffée
d'air froid me fit frissonner sous mon peignoir
et agita la double flamme du candélabre que
j'élevais au-dessus de ma tête en avançant.
Je posai le flambeau sur la table et, debout,
appuyée au fauteuil, je regardai les yeux vacillants
de la lumière projeter jusqu'au plafond la silhou-
ette bizarre des meubles, la forme exagérée du
buste de Platon. Sur la haute cheminée, presque
au niveau de mes cheveux, la Pallas d'Olympie
continuait sa méditation. L'aspect de la pièce
me parut nouveau, étrange, quasi surnaturel.
Une moiteur légère perla sur mes tempes, à la
racine de mes cheveux, mais je surmontai cette
défaillance. Les mains jointes comme pour la
prière, j'appelai de toutes les silencieuses voix
de l'âme l'Ombre que j'étais venue invoquer.
« Si quelque chose de vous survit, ô mon cher
oncle, si la pensée de votre enfant peut s'unir à
votre pensée devenue, hors des hens du corps,
votre réalité immortelle, n'est-ce pas entre ces
HELLÉ 273
murs, panni ces choses vénérables où se complut
votre prédilection ? Et si cette pensée même,
comme meurt la flamme avec la lampe, fut dis-
soute dans la matière avec le corps qu'elle anima,
ici je puis vous ressusciter par le miracle de la
tendresse dans la seconde vie du souvenir.
« Voici l'heure décisive de mon existence,
l'heure prévue et redoutée, lorsque parmi les
fleurs de la Châtaigneraie vous m'enseignâtes
le sens de ma vie et la loi du futur amour. Cette
loi, je la pressentais à peine quand, devant la
splendeur du soir sur les champs, devant l'éveil
de l'aube sur la ville, je dédiai ma virginité au
héros annoncé par vous.
« Vous rêviez à lui dès mon enfance, en m'ex-
pHquant Plutarque sous le vieux figuier. C'est
pour lui que vous m'avez faite sage, forte et pure ;
c'est pour lui que vous avez taillé, dans un marbre
incorruptible, la statue idéale qu'il devait animer
en la touchant.
« O mon père, ô mon maître, il est venu le
héros. J'avais cru le reconnaître sous une forme
mensongère, et la route que j'allais prendre m'eût
à jamais éloignée de lui. Éclairée enfin, je reviens
à celui que vous aiiriez élu dans le secret de votre
âme, à celui qui, pauvre et méconnu des hommes,
a su vivre ime vie supérieure et créer en soi-même
un demi-dieu.
274 HELLÉ
« Sa présence m'avait frappée de crainte. Je ne
savais pas que je l'aimais. Mais, parmi les autres
hommes, je sentais ma solitude ; je trouvais
le désert partout où il n'était pas. Exilée dans
un monde étranger, subissant sans la comprendre
une mystérieuse nostalgie, j'ai vu peu à peu surgir
à travers mes troubles et m.es tristesses sa beauté,
sa grandeur, sa force. Et votre prédiction fut
accomplie : j'arrivai à l'amour par l'admiration.
« Une rumeur a passé dans le nocturne silence ;
la double flamme palpite sous un souffle de l'au
delà. Maître, Père, est-ce vous ? Est-ce votre
âme qui descend de l'Étoile mystique ou qui
monte du noir séjour des morts? Bénissez votre
fille qui s'éveille d'un songe de vingt ans et s'en
va, au bras de l'élu, vers la vie. »
XXX
— Mademoiselle Hellé ! s'écria Marie Lami-
rault ouvrant la porte de Genesvrier... En voilà
une surprise ! C'est monsieur Antoine qui sera
content !
— Il est là, Marie ?
— Non, mademoiselle, mais il va rentrer...
Vous savez, je viens l'après-midi faire le ménage,
entrez ! Le petit Pierre est ici. Il joue dans le
corridor. Viens, Pierrot, viens, mon petit homme.
Le gros bambin se pendait à ma robe : je le
pris dans mes bras et je l'emportai jusque dans
le cabinet d'Antoine, où la mère, riant de plaisir,
me suivit.
— Mademoiselle a un peu pâli... Ah ! j'ai bien
pensé à mademoiselle, à Babette, à la maison
de là-bas et à ce pauvre monsieur Sylvain, qui
était si bon 1
— Et votre travail, Marie ?
— Ça va, comme ci, comme ça, pas trop fort.
J'en profite pour tenir un peu la maison de mon-
276 HELLÊ
sieur Antoine, à cause qu'il est mon voisin. Je
viens quand il n'est pas là, parce qu'il n'aime
pas que je le dérange.
Le petit Pierre, qui ne me reconnaissait plus,
me regardait d'un air inquiet. Je soulevai les
boucles brunes qui retombaient sur son front,
et longuement je le contemplai, — • non pour
écarter un doute qui n'effleurait plus mon cœur,
mais pour savourer la certitude. Je contemplai
ce joli visage mat et rosé qui reproduisait
les traits maternels, et les yeux espiègles, d'un
beau vert bleuâtre, tout pareils, m'avait dit
Marie, aux yeux de Louis Florent. Une joie
délicieuse m'envahit, et j'embrassai le petit
Pierre.
— N'est-ce pas, mademoiselle, il a bien grandi ?
Il est beau.
— Très beau, Marie, il vous ressemble... Cher
Pierrot ! il ne me reconnaît plus. C'est que je
l'ai un peu négUgé cet hiver. Nous redeviendrons
amis, nous reprendrons nos bonnes habitudes...
puisque je ne me marie pas.
— Alors, murmura Marie, c'est vrai que...
— Oui, c'est vrai. Je reste fille, ma bonne
Marie, à moins que je ne trouve un mari qui me
convienne tout à fait... A propos, parlez-moi de
monsieur Antoine. Comment va-t-il ?
— Assez bien, mademoiselle. Il se donne beau-
HELLÊ 277
coup de mal avec ses livres. Et puis il a eu de
l'ennui, naturellement.
— Dites-moi la vérité, Marie, il le faut, mon-
sieur Genesvrier vous a-t-il parlé de moi ?
— Oui... il m'a demandé si j'avais de vos nou-
velles, par Babette. Il espérait tous les jours une
lettre. Oh ! il était bien inquiet.
— Et madame Marboy ?
— Elle est venue voir monsieur Genesvrier.
Je le sais parce que j'étais là. Je crois qu'ils sont
un peu fâchés ensemble.
— Bon, nous arrangerons cela. Mais faites
comme si je n'étais pas ici ; achevez votre ouvrage.
— C'est tout fini, mademoiselle, j'allais m'en
aller.
— Eh bien, partez, j'attendrai monsieur Antoine.
Elle habilla son fils, me souhaita le bonjour
et s'en alla.
J'étais seule chez Antoine, dans ce petit logement
où j'avais passé près de lui des heures studieuses
et douces, où j'avais apporté l'amour et laissé la
douleur. Comme au jour lointain de ma première
visite, la claire lumière de mars, par les vitres
hautes, entrait largement. La bande de moineaux
pépiait dans les jardins du presbytère. La grosse
lampe de cuivre était toute prête sur la table
de travail ; les livres étageaient leurs reliures
multicolores. Sur le marbre noir de la cheminée,
278 HELLÊ
l'Esclave de Michel- Ange gonflait ses muscles
douloureux en face du cadre brun où le génie
de la Mélancolie fermait ses ailes lasses et son-
geait, couronné d'ache et de verveine.
Une paix monastique régnait en ce lieu, ce
silence que j'aimais, favorable à l'étude, au rêve,
au chaste secret des fortes amours. Avec quelle
joie intime et délicieuse je retrouvais les meubles
de chêne bruni, la tenture verdâtre, la fraîcheur
des nattes sur le carreau usé ! Longtemps, long-
temps j'attendis. Le soleil s'abaissa. Six heures
sonnèrent à Saint-Étienne.
Enfin une clef tourna dans la serrure, des
pas retentirent, la porte s'ouvrit, et, sur le seuil
en face de moi, je vis Antoine.
Il restait pétrifié. Élancée à demi vers lui,
je ne trouvais point de paroles. Nous étions face
à face, muets dans un silence où nous aurions
pu entendre le double battement rythmique de
nos cœurs.
— Que se passe-t-il, Hellé ? demanda-t-il enfin
d'une voix altérée... Avez-vous besoin de moi ?
Parlez librement.
— Je suis à Paris depuis quatre jours... Je
n'ai pas osé venir, et je ne voulais pas écrire...
Aujourd'hui enfin.,.
L'anxiété creusait le pli de son front. Il posa son
chapeau sur la table et revint s'asseoir près de moi.
HELLÊ 279
— Parlez. Je suis tout à vous, malgré votre
cruel, votre inexplicable silence, que je ne savais
comment interpréter. Quoi que vous ayez à me
dire, souvenez- vous que je suis votre ami.
Le sentiment de ce qu'il avait souffert par
moi oppressa mon âme, devant ce visage stoïquC;
mais strié de rides fines et pâli par les nuits d'an-
goisses muettes, par les jours de travail acharné,
par le drame ignoré de la douleur.
— Hellé, reprit-il doucement, j'ai ouï dire des
choses étranges... Vous avez rompu vos fiançailles
avec Clairmont ?
Je fis un signe afîirmatif .
— Madame Marboy me l'a raconté, et je n'ai
rien compris aux commentaires dont elle ac-
compagnait son récit... Elle m'a presque accusé
d'être intervenu dans vos amours, de vous avoir
poussée à la révolte. Elle parlait par allusions
mystérieuses et semblait ne dire les choses qu'à
moitié. Je ne sais rien de plus, Hellé. Marie La-
mirault m'a appris votre départ. J'ai été mille
fois tenté de vous écrire ; mais vous m'aviez
promis une lettre qui n'arrivait pas, et, je vous
l'avoue, j'ai eu peur... Ah ! j'ai vécu trois mois
de cauchemar, ma pauvre amie !
Des larmes montèrent à mes yeux. Il me con-
sidérait en silence.
— Vous pleurez I dit-il... Qu'avez-vous fait,
28o HELLÉ
imprudente ? Par quel caprice avez -vous détmit
un bonheur que vous regrettez sans doute ?
Vous pleurez, donc vous aimez encore, et je
devine...
Je secouai la tête.
— Ah ! dit-il avec un sourire navré, vous que
je croyais sage et forte, l'amour vous ramène
des chagrins d'enfant. Vous boudez contre votre
cœur... Mais qu'avez- vous donc, Hellé ? Votre
peine est donc si vive ! Vous ne pouvez parler ?
Eh bien ! pleurez, si cela vous fait du bien. Je ne
vous questionnerai pas davantage. Je sais seule-
ment que vous êtes malheureuse, et que je vou-
drais vous consoler. N'étais-je pas, naguère, votre
meilleur ami ? Comme vous êtes maigrie et pâle,
mon enfant !
Bouleversée par l'émotion, la tête perdue, ne
sachant plus que dire, je cachais mon front dans
mes mains. Il les écarta, comme pour m 'encourager
aux confidences, et je vis resplendir sur son visage
la beauté poignante de l'amour et de la pitié.
Nous nous taisions tous deux, mais, d'un mouve-
ment gauche et tendre que je ne calculai pas, je
voulus détourner la tête, et je rencontrai l'épaule
d'Antoine où j'appuyai mon front rougissant.
Il balbutiait :
— Hellé...
Je le sentis frémir tout entier... Sa main, im-
HELLÉ . 281
périeuse et apaisante, pesa doucement sur mes
cheveux.
— Dites-moi tout, amie ! (Sa voix basse trem-
blait un peu.) Je n'ai point changé. Plus qu'autre-
fois, s'il est possible, je vous veux heureuse,
ardemment. Votre oncle ne vous a-t-il pas confiée
à ma tendresse ?... Vous savez que je n'ai point
de rancune... et que je vous aime toujours...
Et c'est justement parce que je vous aime que
je compatis à votre détresse. Je ne puis vous
voir pleurer, cela me fait mal, et pourtant ! Ces
larmes qui coulent pour un autre, ces larmes
qui me brûlent le cœur, ah î Hellé, c'est avec
une joie amère, étrange, que je vous les vois
verser près de moi. Si vous êtes accourue ici,
dans le paroxysme de la tristesse, c'est que
je ne suis pas devenu pour vous un étranger.
Hélas ! ma pauvre petite, je suis bien impuissant
et malhabile à vous consoler. Je parle mal. Les
mots me trahissent... Hellé, Hellé, est-ce bien
vous? Je ne puis croire à votre présence... De-
main, quand vous aurez oublié votre chagrin
et ces larmes et celui qui n'osa point les essuyer,
demain se refermera pour jamais le cercle de mes
rêves solitaires. Je vous chercherai dans ma
maison où je n'espérais plus vous revoir... où
sans doute vous ne reviendrez plus... Et je souf-
frirai. Hélas ! je ne suis qu'un homme et je connais
282 HELLÊ
ces crises qui détendent le plus mâle courage, la
plus ferme volonté... Mais je vous aurai revue,
amie. J'aurai touché ces petites mains, ces cheveux
blonds... Ah ! pleurez longtemps, restez longtemps
ainsi... si vous saviez... La vie, la vie inclémente
me donne, en cette brève minute, plus que je
n'osais lui demander !
Mes larmes, non plus acres, mais délicieuses,
coulaient toujours, prolongeant l'erreur de Genes-
vrier. Gagné peu à peu par mon trouble, il révélait
sa passion en d'involontaires aveux dont l'accent
inconnu me surprenait dans cette bouche. Il ne
songeait plus à me demander le récit que je ne
songeais plus à lui faire. La nouveauté des émo-
tions qui nous agitaient, le langage passionné
d'Antoine, sa voix, son regard, son contact me
jetaient dans une sorte de vertige. « Est-ce bien
l'impassible Genesvrier ? » me disais-je, oubliant
qu'il pouvait me répondre : « Est-ce bien la froide
HeUé ? &
Je relevai la tête, nos regards se rencontrèrent...
— Antoine ! vous m'aimez encore, vous m'ai-
merez toujours !
Cri de joie qu'il prit pour Texplosion vani-
teuse du triomphe féminin. Ce cri fouetta sa
fierté. Il devint pâle ; ses lèvres se serrèrent :
— Je ne pensais point que cela dût tant vous
réjouir !
HELLÊ 283
Sa main s'ouvrit, libérant ma main que je
ne retirai pas. Alors je me laissai glisser à genoux,
sur la natte fine, et souriant à travers mes pleurs,
je murmurai :
— Que votre amour me réjouisse, Antoine,
ah ! vous n'en pouvez douter. Regardez-moi
bien, voyez mon trouble, ma honte, ma joie...
Comment formuler ce que je voudrais dire?
Ne saveZ'Vous plus deviner les cœurs? Ne me
demandez pas des détails que vous apprendrez
plus tard, demain, quand nous aurons le loisir
de parler des autres... Ce qui est arrivé?... Oh!
c'est bien simple : j'ai cru aimer un homme char-
mant, faible, indécis et léger. A l'épreuve de la
vie, je l'ai trouvé médiocre par le caractère, lâche
devant les forts, injuste, inconscient, prêt à des
compromissions que je réprouvais... J'ai reconnu
que j'avais aimé en lui ma propre chimère, le
vain mirage de mon incertain idéal... Et voici
que j'ai brisé la chaîne fragile qui me liait à l'é-
tranger, voici que je vous reviens, Antoine, pour
rattacher, si vous le voulez encore, notre passé à
notre avenir. Dans la retraite où j'ai vécu
depuis deux mois, chaque jour, par la pensée,
je me suis rapprochée de vous. Des ignorants
ont pu vous méconnaître, et des misérables
vous calomnier. Par la seule force de la vérité
vous m'êtes apparu tel que vous êtes, plus grand
284 HELLÉ
que tous les hommes, à la hauteur de mon rêve
d'amour.
Il restait stupéfait, sans paroles, n'osant com-
prendre, n'osant croire au bonheur inattendu
qui le foudroyait.
— Antoine, regardez-moi ! Je suis près de
vous, les larmes aux yeux, les mains jointes,
vous offrant en toute humilité de cœur mon
âme, ma personne, ma vie, vous suppliant de
m'associer à votre œuvre, de m'élever à vous,
de me pardonner.
Il cria :
— HeUé ! Hellé, que je croyais perdue... Mon
unique, mon étemel amour.
L'ombre se levait aux angles de la chambre.
Elle effaçait les nuances, elle reculait les formes
dans une vapeur cendrée et mystérieuse, comme
pour isoler l'amour hors de la réalité. Tout près
de nous, au-dessus du divan, je croyais distinguer
encore le petit cadre, l'ange sombre d'Albert
Durer, la ^lélancolie forte et grave en qui j'avais
salué le génie de ce lieu. L'ombre gagna : le cadre
disparut, l'ange symbolique s'évanouit dans les
ténèbres où régna seul l'inti-us divin, l'Amour.
Et j'étais dans les bras d'Antoine. Il tenait, sur
sa poitrine soulevée d'un grand souffle palpitant,
la belle proie virginale enfin soumise et vaincue.
Il possédait les yeux naguère impénétrables, la
HELLÉ 285
fleur ouverte des lèvres, la splendeur étincelante
des cheveux. Lui-même rayonnait, beau de son
bonheur, de sa force, de sa jeunesse ressuscitée,
beau de son âme héroïque, — et dans l'ombre
où nos yeux seuls brillaient encore je reconnus
celui que j'attendais.
XXXI
Je le ferme sur cette heure inoubliable, le
livre de mes jeunes souvenirs, écrit dans le silence
et les parfums de la Châtaigneraie, pendant
le long mois de solitude où mon bien-aimé com-
pagnon a dû voyager loin de moi.
Chaque année, je reviens ici, après l'austère
et laborieux hiver, me retremper dans la fraî-
cheur de l'air natal, dans la fraîcheur de mes
rêves d'enfance. Rien n'a changé, ni la maison
vénérable, ni le jardin, ni le vieux puits où brille
un disque frémissant sous un cercle de mousse
humide, ni les marches auprès du mur où je
m'asseyais le soir, dans l'or du couchant, pensive
et souhaitant un surhumain amour.
Le figuier séculaire étend ses branches, et les
grosses figues violettes tombent dans l'herbe
avec un bruit doux. Un bel enfant les recueille
une à une et parfois me les montre en riant.
Robuste et gai, révélant sa forte race, il a mes
traits, mes yeux, avec de beaux cheveux sombres
et le vaste front paternel.
HELLÉ 287
Je te regarde, cher petit Antoine-Sylvain ;
mon cœur maternel se gonfle de félicité, et je
songe au mot prophétique écrit par Michelet au
livre de V Amour :
« C'est sans nul doute du plus haut amour
volontaire que furent conçus les héros. &
Paris, mai-juillet 1898.
FIN
V^lson
Calmafîn-Lévy
Éditeurs
Éditeurs
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Taris
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Taris
La Bibliothè^e
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charge of one cent for each additional day.
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